Bombay, Maximum City
les méchants en contaminant leurs femmes avec le virus du sida. Ajay douche son enthousiasme d’une réplique : « La période d’incubation est de six ans, c’est beaucoup trop long. On peut en faire, des dégâts, en six ans. »
Nous assistons ensuite à l’entretien d’Ajay avec ses chefs de poste, une brochette de bonshommes ventripotents, lisses et fuyants, qui font la pluie et le beau temps sur leurs circonscriptions. Je comprends pourquoi, après leur départ, Ajay les traite de nuisibles. Un agent de police entré sur ces entrefaites informe son patron qu’on vient de saisir une voiture dans laquelle on a trouvé des faux billets.
« Pour quelle somme ? s’enquiert Ajay.
— Quatre lakhs.
— Ils ont donné des explications ?
— Ils refusent de parler.
— Amène-les. »
Il nous fait signe d’aller nous asseoir au fond de la pièce, sur un petit canapé. La porte s’ouvre devant trois policiers en civil encadrant deux hommes. À peine s’est-elle refermée que les coups se mettent à pleuvoir.
« Dis au Saab qui t’a filé ce pognon ! hurle un des flics.
— Je ne sais pas, monsieur. »
La gifle assenée au présumé coupable le laisse à moitié assommé. Ce type est un Sindhi corpulent, à l’air respectable. Son compagnon, plus grand et plus mince, se présente comme son cousin ; c’est lui qui conduisait la voiture. Ils parlent anglais tous les deux, ils sont correctement habillés, et nous avons la désagréable impression qu’ils sont de notre monde. S’ils étaient juste un peu plus riches, un peu plus instruits, ce seraient des gens comme nous. Les policiers empilent sur le bureau d’Ajay des fausses coupures de cinq cents roupies qu’ils piochent dans un sac ; au total, il y en a pour quatre lakhs et demi. Les deux suspects se font à nouveau molester, puis on leur pose la même question :
« Qui vous a donné l’argent ?
— Je ne sais pas, monsieur. Quelqu’un au téléphone m’a dit d’aller chercher le sac.
— Un inconnu t’appelle et il t’envoie chercher quatre lakhs ? s’emporte Ajay. Tu crois qu’on va gober tes mensonges ? Déshabillez-les ! »
Les flics leur retirent leurs ceintures et les cinglent avec, méchamment. Vinod serre la main de sa femme qui se tasse sur le siège.
Le gros craque le premier : oui, il a rencontré le commanditaire par l’entremise de sa « poule » (c’est ainsi qu’Ajay la désigne), danseuse dans un bar de Mira Road.
« Alors, il s’appelle comment ?
— Je ne sais pas, monsieur.
— Allez chercher le câble électrique et la courroie », ordonne Ajay à un agent.
Taillée dans un morceau de cuir épais large d’une quinzaine de centimètres, la courroie qu’on lui rapporte est munie d’une poignée en bois. L’un des flics s’en empare pour blesser sauvagement le Sindhi au visage. Ce bruit du cuir cinglant la chair est indescriptible. L’homme hurle. Le flic frappe de nouveau. Pendant ce temps, l’autre policier s’acharne sur le cousin qu’il tape dans le dos avec son coude replié. Les deux captifs se tassent sur eux-mêmes et se contorsionnent pour tenter d’esquiver les coups de courroie, de ceinture et de poing qui s’abattent sur eux. La courroie laisse des zébrures rouges sur le visage du gros, une goutte de sang vermillon perle sur le front du maigre – à moins qu’il ne s’agisse d’une tika {103} censée le protéger ; à cette distance je n’arrive pas à juger. Vinod tient entre les siennes les mains de sa femme en lui parlant tout bas à l’oreille.
« Tu as des enfants ? demande Ajay au gros.
— Oui, un.
— Quel âge ?
— Cinq ans.
— Envoyez une équipe chercher la femme et le gosse. On va les battre devant lui puisqu’il ne veut pas parler.
— Non, pitié ! Je vais tout vous dire. Je vous ai tout dit. »
Les trois flics se remettent à frapper au hasard. Le grand mince encaisse mieux ; il bronche à peine quand le policier le plus proche de lui, plus petit et trapu, lui assène un coup de ceinture sur les yeux. « Raconte au Saab ce que tu m’as dit, aboie son bourreau.
— Ça ne rime à rien, proteste le grand mince.
— Décide-toi, ordonne le flic en faisant claquer la ceinture à deux centimètres de son visage.
— Voilà : mes parents sont venus du Pakistan en quarante-sept, au moment de la Partition. »
L’autre se rengorge. De toute évidence, il espère être récompensé pour avoir arraché cet
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