Bombay, Maximum City
chasse incessante au renseignement. Toute la soirée, Ajay tend l’oreille aux chuchotements de la ville en ébullition, il exploite ses contacts, il exploite ses sources.
Il résume ainsi l’essence de l’interrogatoire : « Tu as très peu d’informations mais l’autre doit s’imaginer que tu en as plein. » Le jeu du suspect consiste à le faire marcher, à révéler ce qu’il sait par bribes, à gagner du temps jusqu’à ce qu’il soit en sécurité dans le box des accusés. Ajay, lui, le pressure, de plus en plus : « D’abord il a droit au jus de carotte, ensuite on passe au jus de citron », explique-t-il en actionnant une moulinette imaginaire. Il y a cependant d’autres leviers que la contrainte physique : « Ils ne peuvent pas tous sortir d’ici avec des traces de coups. Le secret du pouvoir, c’est le savoir. » Aussi entame-t-il généralement la séance en suggérant à mots voilés qu’il sait des choses mais préférerait que le suspect passe volontairement aux aveux. « Des fois, ça suffit pour qu’ils se mettent à table, mais pas toujours. Certains essaient de te jauger, ils se demandent si tu en sais si long que ça. » À bien des égards, donc, l’interrogatoire est un jeu où chacun tente d’amener l’autre à se défausser. L’officier de police peut se servir du bâton ou de la gégène, mais il n’a pas forcément tous les atouts en main.
Le portable d’Ajay se met à sonner. Khan, un de ses principaux indicateurs, demande à lui parler. Deux minutes plus tard, un jeunot fluet d’une vingtaine d’années pénètre dans la pièce et se penche sur le bureau pour s’entretenir à voix basse avec le commissaire suppléant.
Khan, nous explique Ajay après son départ, est un voleur et un bourreau des cœurs. Il opère sous le nom de Chikna et couche avec les épouses de quatre ou cinq truands de haut vol. « Je suis un peu jaloux », confesse Ajay avant d’ajouter que les jours de Khan sont comptés. Il l’a découvert lors de la toute première interpellation de Khan pour cambriolage. Les flics qui le passaient à tabac ne se sont arrêtés que quand il s’est mis à vomir du sang et leur a déclaré qu’il avait le sida. Mis au courant, Ajay leur a aussitôt « ordonné de nettoyer tout ce sang et d’asperger le sol avec du Dettol », après quoi il est allé voir Khan et a très vite constaté qu’il pouvait l’utiliser comme indic.
Pourquoi, cependant ? Avait-il tant besoin d’argent que ça ?
« Non, fait Ajay en secouant la tête. Il a compris qu’il avait tout à gagner à se rapprocher de moi. » Aujourd’hui, Khan a ses entrées dans le bureau d’Ajay, il se pavane dans sa voiture. Le commissaire suppléant se montre généreux. « Il n’a plus que six mois devant lui, mais grâce à moi il vit comme un prince. » Il lui a offert un téléphone mobile et lui a donné le numéro du sien pour qu’il puisse l’appeler jour et nuit.
Et les vols dont il était coutumier ? Il s’y adonne toujours ?
Ajay reconnaît fermer les yeux, parfois. Il l’a tout de même fait arrêter pour deux délits à main armée et obtenu une peine de six mois dans le premier cas, de huit dans le second. De la sorte, les gangs ne soupçonnent pas Khan de lui servir d’indicateur.
Ce soir le jeune vaurien lui a fourni des renseignements intéressants. L’un des truands qu’il rend cocu doit passer voir sa femme chez elle, dans la nuit. Ajay appelle un de ses subordonnés : « Où est passé le rickshaw à moteur qu’on a confisqué ? demande-t-il. Il marche toujours ? » Il a déjà échafaudé son plan : Khan va jouer les conducteurs de rickshaw et monter la garde devant la porte de sa maîtresse tandis que des policiers en civil traîneront alentour comme de simples passants ; quand le truand arrivera, l’indic le leur désignera. S’il ne venait pas ce soir, Khan qui connaît ses habitudes pense qu’il y a de grandes chances pour qu’il aille à l’église dimanche ; les hommes d’Ajay l’attendront devant le porche.
Comme je demande à Ajay ce qu’il va faire de ce type, il nous regarde tour à tour, Vinod, Anu et moi, puis me retourne la question : « À ton avis ? » dit-il en esquissant un sourire ironique.
Anu émet l’idée que Khan a peut-être transmis le sida au truand, par l’intermédiaire de sa femme, et Vinod imagine aussitôt tout un scénario à partir de là : le héros serait un policier qui tue
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