Bombay, Maximum City
oubli réparé in extremis ; un petit salon de réception dont je n’ai jamais entendu parler. Mon oncle décolle soigneusement le morceau de papier et découvre, dessous, la vraie bonne adresse : le champ de courses. On l’a dissimulée pour ne pas attirer l’attention des gangs. Un autre faire-part aux cartons enjolivés avec exubérance indique également un endroit somme toute modeste : les pelouses de l’immeuble où vit le producteur de cinéma qui marie sa fille. Un précédent mariage dans cette famille a été perturbé par une bande de stars de Bollywood qui se sont mises à danser comme des singes ; cette fois la cérémonie sera célébrée dans l’intimité. Mon oncle connaît un traiteur spécialisé dans les mariages qui, sous la pression, a dû remettre aux gangs la liste de ses réservations pour la saison des noces. Il n’avait pas le choix, évidemment. Pour savoir chez qui se trouve l’argent, la pègre a à sa disposition tout un réseau d’intermédiaires : les entrepreneurs, les domestiques, les décorateurs sont au courant de ces choses-là.
Le Bombay Times a publié un article sur les mariages conclus en catimini pour ne pas tenter les racketteurs. Il est signé d’un « envoyé de la rédaction », formule précédée de cette mention : « Tous les noms ont été modifiés à la demande des intéressés. » Ici, l’anonymat est une tactique de survie.
La rumeur enfle, elle se propage sur les ailes de la peur qu’éprouvent les riches ressortissants de ce pays pauvre. Une famille qui vient de dîner dans un restaurant cinq étoiles proteste devant le montant à cinq chiffres de l’addition, et s’entend répondre par le garçon qu’on a ajouté à la note le repas des six hommes assis à cette table, là, dans le coin. À eux de choisir : soit ils payent, soit ils disent adieu à la Ford flambant neuve dans laquelle ils sont arrivés.
Un ami de mon cousin a été approché par des maîtres chanteurs : « Tu viens de t’acheter un nouvel appart et tu as vendu l’ancien huit lakhs. Tu nous en refiles un. » Informé, mon cousin lui conseille de leur donner cet argent pour avoir la paix. « Sauf qu’un lakh ne leur suffit pas, explique son ami. Maintenant ils veulent un crore » (autrement dit cent fois plus).
Excédé, son père a fini par demander un numéro de fax au correspondant qui appelait régulièrement de Karachi pour exiger son « dû », et il lui a faxé ses feuilles d’imposition des quatre dernières années afin de prouver qu’il ne gagnait pas des mille et des cents. C’est un peu comme solliciter une bourse d’une université américaine. La pauvreté est une vertu.
Les privilégiés sont saisis de panique. Ils rivalisent d’imagination pour essayer d’évaluer la baisse abyssale de la valeur d’une vie humaine. Dans une de ses chroniques, la journaliste Shobha De replace les choses dans leur juste perspective : « Aujourd’hui, le contrat d’un tueur se négocie entre cinq et dix mille roupies, somme à la portée de toutes les bourses et nettement plus raisonnable que les cinq à dix lakhs exigés il y a quelques années. Les jeunes sans emploi sont prêts à tuer pour le prix d’un soutien-gorge Gossard. Vous vous rendez compte ? Il y a des statistiques qui font réfléchir. » Par souci de discrétion, les riches se voient contraints d’adopter des modes de vie humiliants. Un autre article de Shobha De décrit la situation délicate dans laquelle se retrouve une jeune résidente des beaux quartiers de South Bombay :
[Elle] s’est mise à porter de faux bijoux – des babioles en plastique, du toc. « J’ai tout le temps l’impression d’être suivie. C’est peut-être de la parano, mais ma peur est bien réelle. Quand je vais à des fêtes, je rentre assez tard, et il y a un bout de route pour arriver chez moi. Qu’est-ce que je ferais si des gangsters armés décidaient de me voler mes bijoux Cartier et Bulgari sur Marine Drive ? J’ai même changé de voiture. Je laisse la Mercedes au garage et je prends la Maruti. »
Les truands ont sur Bombay le même effet que les bolcheviks sur l’aristocratie russe. À cette différence près que les manifestations de masse de la gauche n’ont jamais obtenu ce que les bhaïs parviennent à imposer en quelques coups de fil : eux, ils ont les moyens d’empêcher les nantis de Bombay de faire étalage de leur fortune.
Dans le monde des affaires, la
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