Bombay, Maximum City
l’imprévu. On l’utilise à Bombay dans un tout autre sens, pour désigner les exécutions sommaires décidées par les autorités en l’absence de procès. Après avoir interrogé le suspect, la police le conduit dans un lieu public et l’abat. C’est cela, la rencontre, car les flics expliquent ensuite à la presse qu’ils ont « rencontré » à l’improviste un truand recherché, qu’au lieu d’obéir aux sommations le dangereux individu leur a tiré dessus et qu’ils l’ont abattu en état de légitime défense. La chose est tellement fréquente que les truands ont abrégé le mot : ils parlent de « contre » et disent du défunt qu’il s’est fait « contrer ».
Naeem Husain tient la rubrique des faits divers dans un des plus grands quotidiens de Bombay. Il a rendez-vous avec l’inspecteur adjoint Vijay Salaskar, qui supervise l’organisation des rencontres au sein de la police de Bombay, et il m’a proposé de l’accompagner. Salaskar a son bureau dans une petite baraque au fond d’une arrière-cour du commissariat de Nagpada. Nous y arrivons avant lui ; il a été retenu au siège et sera là d’un instant à l’autre.
Un hurlement atroce me déchire les tympans. De l’autre côté du couloir, derrière une porte close, un homme pousse des cris de douleur.
« C’est un interrogatoire ? »
L’officier à qui j’ai posé la question acquiesce en silence avec un sourire entendu. Les autres ne bronchent pas, perdus dans la contemplation de leur tasse de thé ou de leur journal.
À la seconde où Salaskar franchit le seuil de son bureau, deux de ses adjoints font circuler à la ronde des boîtes de gâteaux et, sans même savoir ce qu’ils fêtent, je me retrouve en train de mordre dans un peda {106} . Salaskar vient d’être acquitté pour la rencontre qui fut fatale au bandit Sada Pawale. Ce dernier avait décidé de quitter Bombay en voiture avec sa sœur et ses frères, quand Salaskar et ses hommes les ont interceptés à un carrefour et les ont fait sortir du véhicule. Comprenant ce qui allait se passer, la jeune femme s’accrocha au cou de Sada en implorant les policiers de ne pas tirer. Après l’avoir écartée de force, ils abattirent le voyou sur place, devant ses frères et elle. Cinq des siens ont témoigné sur les circonstances de la rencontre. La police a riposté en plaçant un agent chez eux et en fixant un haut-parleur sur le téléphone, si bien que chaque sonnerie résonnait dans toute la maison. Ils ont menacé la sœur en lui demandant si elle avait aussi envie de perdre son frère cadet. La commission Aguiar, chargée d’enquêter sur les faits, a soutenu preuves à l’appui que Sada Pawale avait été assassiné de sang-froid, alors même que le tribunal venait d’innocenter Salaskar car tous les témoins à charge, y compris les frères de la victime, sa sœur et sa belle-sœur, étaient brusquement revenus sur leurs déclarations. Unanimes, ils affirmaient à présent n’avoir pas dit ce qu’on leur faisait dire, n’avoir pas vu ce qu’ils avaient vu…
Les gradés défilent dans le bureau de Salaskar pour lui serrer la main et le féliciter. L’un déclare en marathi que dès le lendemain matin « les rencontres vont reprendre de plus belle ». Salaskar accepte les compliments avec un sourire modeste. Ce spécialiste incontesté des basses œuvres de la police a d’ailleurs l’air étonnamment affable. À le voir, on le prendrait pour un cadre moyen marathe. Pourtant, il a presque décimé à lui seul le gang de Gawli en éliminant cinq de ses tireurs d’élite. Raison pour laquelle, m’a dit Husain, « on prétend qu’il est très proche de Shakeel ». Ce genre de rumeur circule à propos de tous les policiers de haut rang, Ajay compris. Les truands suivent attentivement leurs carrières. Untel a descendu plus d’hommes de la Compagnie-D, donc il est forcément à la solde de Chotta Rajan. Celui-là s’acharne contre les hommes de Gawli ? Il travaille pour le Sena, c’est sûr. Une fois cette réputation acquise, il est très difficile de s’en débarrasser. Le seul moyen de se laver des soupçons est de frapper dans les rangs du gang avec qui vous êtes censé faire affaire. Quand Husain lui demande s’il a des motifs particuliers de s’en prendre au gang de Gawli, Salaskar lui rappelle qu’il a aussi tué des hommes de Shakeel.
Sait-il à combien de rencontres il a directement participé ? Sourcils froncés,
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