Bombay, Maximum City
droit de crainte de se faire happer par les lames des ventilateurs fixés de guingois au toit de tôle. Venus du Bihar ou de l’Uttar Pradesh, ils travaillent tous les jours quatorze heures d’affilée, bouche cousue pendant que leurs mains s’affairent machinalement. Lorsqu’une commande urgente tombe, ils ne débauchent pas et restent à la tâche toute la nuit. La grande majorité des patrons les rémunèrent à la pièce : un portefeuille, par exemple, leur est payé entre quatorze et vingt-cinq roupies. Engagés dès l’âge de huit ans, ils ne gardent pas leur emploi au-delà de vingt ans car leurs gestes, alors, sont plus lents, et leur vue moins perçante. « Ils n’ont rien, pas de cercle d’amis, pas de projets d’avenir », m’a résumé le propriétaire d’un atelier. Pour oublier leurs malheurs, ils vont voir un film au Maratha Mandir le dimanche soir, ou, se mêlant à la foule qui encombre la plage de Juhu, ils s’émerveillent devant la mer, infiniment libre. Le soir, ils mangent à même un pot, assis sur les talons, puis s’allongent par terre à l’endroit où ils ont trimé quatorze heures durant dans cette salle sinistre. Les plus chanceux peuvent apercevoir un petit carré de ciel et une tour de standing qui, à un jet de pierre, leur barre l’horizon.
Ajay me décrit la manière dont les truands s’y prennent pour attirer ces jeunes gens. Quelqu’un de leur village qui est déjà affilié à un gang les emmène dans un bar à filles et, sous leurs yeux incrédules, jette des billets aux danseuses. Ils voient que ces dernières sont gentilles avec ce type, qu’elles le papouillent et acceptent de passer la nuit avec lui. « Pour ces petits péquenauds, n’importe quelle danseuse de bar vaut Madhuri Dixit {105} », commente Ajay. Alors, forcément, ils se demandent comment un type arrivé à Bombay six mois avant eux se débrouille pour s’en sortir aussi bien. Il est sapé comme un prince, il se trimballe en voiture… Le reste va comme sur des roulettes : on leur donne l’arme déjà chargée et on leur désigne la cible avec pour instructions de l’abattre et de se casser en courant. La grande majorité des tueurs ont entre dix-huit et vingt-cinq ans. « Au-delà, affirme Ajay, ils organisent les coups » – à condition de vivre assez longtemps. Ils ne ressemblent pas du tout aux personnages de cinéma qu’ils inspirent. « Un tueur doit avoir une apparence absolument quelconque pour se fondre dans la foule sans être repéré. En fin de compte, la légère pression exercée par l’index sur la détente n’exige pas une grande force physique. Tout ce qu’il faut, en réalité, c’est être capable de tuer un homme sans remords et ne pas flancher à la vue du sang. »
Le premier interrogatoire de la soirée est sur le point de débuter. Trois policiers en civil viennent d’introduire dans le bureau une silhouette à la tête encapuchonnée dans un linge. Le suspect, expliquent-ils à Ajay, tue pour le gang qui a commandité le meurtre d’un avocat des émeutiers hindous. Ils retirent la serviette qui le masquait et nous voyons apparaître un être malingre, si insignifiant qu’on passerait devant lui dans la rue sans même le remarquer. Il lève ses mains jointes devant sa figure, esquissant un namasté hésitant.
Ajay commence à l’entreprendre :
« On te l’a commandé quand, ce job ?
— À onze heures… Non avant. Oui, avant. Le bhaï m’a appelé tôt ce matin pour me brancher sur le coup.
— Parce que tu connais un bhaï qui est debout à onze heures, toi ? tonne Ajay pour montrer qu’il n’est pas dupe. Les bhaïs sont encore au lit, à onze heures ! »
Une fois le suspect et ses anges gardiens ressortis, Ajay me dit ne pas croire à la culpabilité du petit homme. Il pense plutôt qu’on l’a payé pour aller en prison à la place d’un autre, quelqu’un que le gang veut protéger. « D’ailleurs, ajoute-t-il en tendant le doigt vers la chaise placée à ma gauche, occupée un instant plus tôt par un des policiers, je soupçonne ce gros flic d’y être pour quelque chose. »
Je crois avoir mal entendu, tant je suis surpris qu’il accuse un officier placé sous ses ordres, mais il insiste : « C’est une taupe » – et déjà il envisage de l’interroger lui-même s’il n’a pas éclairci l’affaire avant le lendemain matin.
La nouvelle direction ne souhaite pas qu’Ajay reste à Bandra. Lui-même
Weitere Kostenlose Bücher