Bombay, Maximum City
emmené, Ajay me raconte que le gang auquel il appartient est derrière les plus grosses fusillades des quinze derniers jours. Il est affilié à la Compagnie Nana, et on a saisi chez ses hommes cinq des armes utilisées pour ces règlements de comptes, selon les conclusions du service balistique. « Quinze cents roupies », murmure Ajay. Le salaire versé à Akbar pour coller deux balles dans la peau d’un être vivant. Vingt-cinq euros. Pour le prix de ce contrat qui lui a permis d’améliorer l’ordinaire de sa femme et de ses enfants, il va passer au moins dix ans de sa vie de misère derrière les barreaux.
Je demande à Ajay jusqu’où peut descendre le coût d’une vie humaine, à Bombay. Après un instant de réflexion, il me raconte l’histoire du chiffonnier.
En 1995, on retrouva un jour des fragments de corps humain dans la décharge municipale de Deonar. Un de ses indics mit Ajay sur la piste de l’assassin, un gamin de seize ans qui récupérait des détritus sur la décharge où il s’était construit une cabane de bric et de broc. Interrogé, l’adolescent fit des aveux complets. Il avait été approché par le locataire d’un couple. Le mari qui travaillait de nuit sur les docks de Mazagaon avait des horaires peu raisonnables pour un homme marié et ce qui devait arriver arriva : sa femme et le locataire tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Le mari devint vite une plaie. Devinant qu’il y avait anguille sous roche, il battait régulièrement sa femme. Jusqu’au jour où celle-ci lui fit avaler avec son repas une drogue qui le plongea dans le sommeil. Profitant de son inconscience, le locataire et le chiffonnier lui écrasèrent la tête à coups de pierre et transportèrent son corps à la décharge de Deonar. Le chiffonnier s’affaira ensuite pendant deux heures à découper le cadavre en petits morceaux qu’il éparpilla ensuite parmi les ordures. Quant à la veuve, elle alla au commissariat signaler la disparition de son époux.
Ajay avait voulu savoir combien le gamin avait touché pour tout ce travail – le meurtre sanglant, le transport de la dépouille, sa découpe sauvage, la quête d’endroits stratégiques où dissimuler la tête et les tronçons sanguinolents.
« Cinquante, répondit le petit chiffonnier.
— Cinquante mille ?
— Non, cinquante roupies. »
Cela se passait au mois de mai, juste avant la saison des pluies qui commence en juin. L’adolescent avait besoin de ces cinquante roupies pour s’acheter un sac de jute avec lequel colmater le toit de sa cabane pour qu’il ne pleuve pas trop dedans. Il a donc accepté de tuer un homme pour cette somme dérisoire, pas même le prix d’un café dans un hôtel correct de Bombay.
Après l’interrogatoire, j’invite Ajay à venir dîner à la maison. Là, l’inspecteur me confie qu’il aimerait que nous écrivions un livre ensemble. Il a confiance en moi, il est parfaitement au courant de mon projet. Quand des suspects se font maltraiter dans son bureau, il me voit gribouiller frénétiquement dans mon carnet, sur le canapé au fond de la pièce, compter les gifles, noter au mot près les menaces de mort. Ne craint-il pas d’avoir des ennuis quand mon travail sera publié ? La seule assurance que j’ai pu lui donner est de changer les noms des protagonistes. S’il me laisse assister à ces scènes, c’est peut-être parce qu’il a besoin d’un témoin, d’un scribe qui consigne la triste vérité à laquelle il a voué sa vie. Peut-être aussi, tout simplement, qu’il en a tant vu qu’il s’en fiche.
RENCONTRES
Un matin, juste avant de me réveiller, j’ai fait un rêve. Dans ce rêve, un document posé sur le bureau du commissaire suppléant attire mon regard. C’est un rapport qui me concerne. Ajay n’étant pas là, je m’en empare et découvre qu’ils sont au courant de tous mes faits et gestes, qu’ils ont mis mon téléphone sur écoute, tout cela sur ordre d’Ajay qui dirige cette opération de surveillance. Il projette de m’éliminer, l’équipe spéciale est déjà constituée. Je m’enfuis en courant, saute dans un rickshaw. Il faut que je quitte au plus vite Bombay avec toute ma famille. Ajay va revenir, il s’apercevra tout de suite de la disparition du rapport et il lancera ses hommes à mes trousses. Ils précipiteront la « rencontre ».
D’aspect parfaitement anodin, ce terme, « rencontre », évoque des circonstances fortuites, le hasard,
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