Bombay, Maximum City
étant, il y a aussi des raisons à la banalisation des rencontres : « Le système judiciaire penche tellement du côté de l’accusé qu’il n’en a pas peur le moins du monde. C’est très frustrant, pour la police. On arrête un meurtrier pris sur le fait, très bien, mais il ne sera pas jugé avant quatre ans. Entre-temps, les témoins vont se rétracter parce qu’ils recevront des menaces et on sait pertinemment que le type ressortira libre et recommencera. Il peut agir en toute impunité, avec l’aval du juge. » Ces propos confirment ce que j’ai moi-même pu vérifier : les tueurs avec qui je me suis entretenu, tous des assassins récidivistes, ont été inculpés et relâchés après un court séjour en prison. La seule chose qu’ils craignent vraiment, c’est la rencontre.
Chaque fois qu’Ajay remet un truand entre les mains de la justice, il sait que dans le meilleur des cas il a dix pour cent de chances d’obtenir sa condamnation. Le taux de condamnations pour des délits criminels qui, il y a une dizaine d’années, tournait autour de dix-huit à vingt-cinq pour cent, a chuté à quatre pour cent en 2000. Avant d’être jugée, qui plus est, l’affaire traînera en longueur des années, délai qui prolonge d’autant la détention « provisoire » – celle du moins des inculpés trop pauvres pour payer leur caution ou s’offrir un bon avocat. Soixante-treize pour cent des détenus du pays attendent, qui le verdict, qui leur procès ; un quart d’entre eux seulement purgent une peine de prison. Dans la seule ville de Bombay on instruit chaque année quarante mille nouveaux dossiers.
Le droit pénal indien mérite d’être revu de fond en comble, estime Ajay. Le système judiciaire actuel repose toujours sur un code pénal vieux de près d’un siècle et demi (il a été adopté en 1861), et le code de procédure criminelle est en usage depuis cinquante ans. Les installations auxquelles Ajay a accès ont grand besoin d’être modernisées, de même que le personnel. Son service dispose aujourd’hui d’un détecteur de mensonges, mais les policiers ne savent pas s’en servir ; il est équipé d’un système de reconnaissance vocale, mais devant un tribunal les résultats ne sont pas recevables en tant que preuves. Les procureurs du ministère public chargés de défendre les intérêts de la société se recrutent parmi les magistrats les moins brillants, ceux qui n’arrivent pas à décrocher un emploi dans le privé, alors qu’en face d’eux les défenseurs des voyous appartiennent à la fine fleur du barreau.
De fait, l’ensemble de la législation criminelle a besoin d’un sérieux lifting, ainsi que je le constate par moi-même un soir où je dîne avec un de mes cousins de Surat. Petit entrepreneur, il n’a pas l’air dans son assiette et je sais qu’il a des ennuis d’argent. La conversation porte sur mon livre ; je lui explique que je rencontre des truands. Après m’avoir attentivement écouté, il se jette à l’eau et sollicite mon aide. Il a remis à son associé une somme de neuf lakhs, pour partie en liquide et pour partie en actions, en le chargeant de la placer. Cet homme a confié le tout à un promoteur de Bombay qui l’a investi dans l’immobilier et refuse de le restituer. Cela dure depuis maintenant vingt et un mois, et mon cousin aimerait que je demande aux gangs d’intervenir pour qu’il rentre dans ses fonds.
« Pourquoi ne pas traduire le promoteur en justice ?
— Si je dépose plainte demain, les enfants de mon fils de quatre ans connaîtront peut-être le verdict. »
Désespéré, il n’ose pas mettre son père au courant mais il est au bord de la faillite. Ces neuf lakhs représentent un énorme manque à gagner, pour lui. Une nuit que ses soucis l’empêchaient de dormir, il a été tenté d’avaler un flacon de somnifères pour en finir une bonne fois pour toutes. Seule la vision de sa femme et de ses enfants paisiblement endormis l’a retenu d’aller au bout de son geste.
Je peux lui présenter quelqu’un, si c’est vraiment ce qu’il souhaite.
La proposition le fait réfléchir : « Il faut bien savoir à qui on s’adresse, me dit-il, car le promoteur a des contacts, lui aussi.
Les siens ne doivent surtout pas être plus puissants que les nôtres. Il nous faut l’équivalent de la Cour suprême. »
L’appareil judiciaire de son pays ne lui offrant absolument aucun recours pour rentrer en possession
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