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Bombay, Maximum City

Titel: Bombay, Maximum City Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Suketu Mehta
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supplément dominical de Mid-Day, les pages métropolitaines des revues et des magazines sont toutes dédiées à l’envie, conçues pour que le lecteur se sente immanquablement plus pauvre qu’il n’est, plus laid, plus petit et, surtout, plus exclu. La ménagère de Dadar s’arrache à la lecture de la page trois pour regarder son mari à demi-nu dans son lunghi {24} , les cheveux brillants d’huile, et lui demande pourquoi il n’est jamais invité à ces fêtes, lui, pourquoi tous ces noms ne lui disent rien. Voilà comment se crée dans une grande métropole ce que les publicitaires appellent un marché de consommateurs « exigeants ».
    À la vérité, les privilégiés de Bombay qui détestent habiter ici ne pourraient vivre nulle part ailleurs en Inde. Bangalore apparaît comme une possibilité aux plus optimistes, mais de là à s’y installer… Ceux qui partent vont à New York ou à Londres. Mieux, ils importent New York et Londres ici même, dans des restaurants comme Indigo qui connaît un vrai succès de substitution. Il suffit d’en pousser la porte pour laisser derrière soi la rue pouilleuse et se retrouver à Soho. Personnel, nourriture, décor, rien n’a été épargné pour conférer à ce lieu un cachet étranger. L’Occident prospère au beau milieu du tiers-monde. Certaines de mes relations du Tout-Bombay peuvent m’indiquer le meilleur chocolatier de Paris mais ne savent pas où l’on trouve les meilleurs bhelpuris {25} , l’équivalent des pizzas new-yorkaises. C’est à croire qu’il faut un visa pour sortir des quartiers Sud de Bombay, franchir la frontière délimitée par l’échangeur de Mahim et passer de la zone des taxis à la zone des rickshaws. Malgré leur refus farouche de s’ouvrir à l’immense majorité de la ville, les plus fortunés en font cependant partie intégrante. Bombay a toujours favorisé les exils intérieurs – les snobs parisiens avaient leur fief à Colaba et Cuffe Parade était le territoire des banquiers londoniens. Dans les villes où ils rêvent d’aller s’installer, ces gens-là seraient largués, déchus. Ici, ils peuvent comme d’autres reproduire en miniature les mondes de leur choix.
     
    Sunita et les enfants ne m’avaient pas encore rejoint à Bombay quand, un après-midi où je me rendais à pied à la librairie Strand, je croisais dans la rue une petite famille : la mère, échevelée, porte dans ses bras un bébé d’un an à peine qui dort comme un ange, et tient par la main un autre garçonnet qui se frotte les yeux de son poing libre. L’aîné doit avoir quatre ou cinq ans. Il marche comme les enfants quand ils en ont plein les pattes, en lançant les jambes de côté et en faisant rouler sa tête sur ses épaules pour rompre la monotonie et distraire la fatigue. Tous trois sont pieds nus. La mère parle gentiment au grand, en le serrant fort par la main. Je les croise, et puis c’est plus fort que moi, je m’arrête. Immobile, je les observe. Ils arrivent devant un étal installé sur le trottoir et là, évidemment, la mère se plante devant, paume ouverte. Le vendeur fait mine de ne rien voir. Machinalement, j’attrape mon portefeuille, j’y cherche un billet de dix mais j’en sors un de cinquante et je rejoins le groupe à grands pas, hors de moi. Je fourre l’argent dans la main de la femme – « Tenez, prenez » – et sans me retourner je m’empresse de filer, ne ralentissant l’allure qu’une fois à l’intérieur de la librairie climatisée où je me réfugie dans un coin et reste là, les yeux fermés.
    Je les ai tellement identifiés à ma propre famille – une mère, deux petits garçons – que je leur imagine un passé, un avenir. Ils doivent marcher comme cela du matin au soir, pieds nus dans la chaleur. Cent fois par jour les gosses voient ce geste qu’a leur mère pour mendier. Et devant leurs jeunes yeux clairs cent personnes, toutes inconnues, injurient la mère, lui disent de dégager ou lui jettent quelques pièces. Elle qui pourtant les porte quand ils n’en peuvent plus. Certaines fois aussi, elle les pose par terre pour qu’ils avalent un peu de riz avant de s’endormir sur place, épuisés.
    Toute la journée j’ai honte de dépenser de l’argent. Chaque somme que je débourse devient un multiple de ce billet de cinquante roupies. Dans les vingt minutes qui suivent mon geste charitable, je dépense six fois plus pour acheter des livres. La pizza que je commande pour

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