Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen

Bombay, Maximum City

Titel: Bombay, Maximum City Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Suketu Mehta
Vom Netzwerk:
le dîner vaut deux fois mon obole. Mon loyer mensuel, deux mille fois plus. Et ainsi de suite. Qu’est-ce que ça change de donner cinquante roupies à ces malheureux ? Pour moi, ce n’est rien ; de la menue monnaie, même pas le prix d’un jeton de métro à New York. Je n’arrive pas encore à prendre vraiment au sérieux ces coupures bariolées. En revanche, pour la mère (je ne peux me résoudre à l’appeler « la mendiante ») cet argent représente sans doute les gains d’une journée entière. Elle a peut-être emmené les enfants sous les arcades du fort pour leur offrir un de ces jouets que vendent les marchands ambulants. Ou acheté le remède si coûteux, au vu de ses moyens, censé guérir la vilaine toux du petit. Ou remis l’argent à son homme, qui en a profité pour se payer six autres bouteilles d’alcool local. Toute l’obscénité de la situation est là : nos vies respectives sont régies par deux systèmes monétaires incommensurables.
    Je suis encore nouveau dans le pays, et cette histoire m’a profondément ébranlé. Je me sens vidé. Le soir, j’appelle Sunita à Londres pour m’assurer que les enfants vont bien. J’aimerais pouvoir les serrer contre moi. Les réactions que cette ville déclenche en moi sont toujours celles d’un étranger. Cela me rappelle ce que m’a raconté un ami français à propos de sa mère, assistante sociale à Paris. La première fois qu’elle est venue en Inde, à peine était-elle sortie de l’aéroport avec ses bagages qu’elle vit accourir vers elle une multitude d’enfants des rues, et parmi eux des bébés que portaient des bambins guère plus âgés. Bouleversée par leur misère, leur jeunesse, leur beauté, elle ouvrit ses sacs à même le trottoir et se mit à distribuer des cadeaux. Tout ce qu’elle avait emporté fut liquidé en quelques minutes. S’étant ainsi allégée, elle se mit debout et partit à la rencontre de l’Inde.
    La veille au soir, j’étais passé au Library Bar où avait lieu une petite fête donnée par des milliardaires, des gens autrement plus riches que les Crésus que j’avais pu rencontrer à New York. Je revenais des slums {26} biharis de Madanpura, scènes d’un dénuement hallucinant. À l’heure où je me réveille dans cet appartement qui donne sur la mer, les enfants des taudis de Madanpura sont levés depuis longtemps. Ils doivent travailler sur les chantiers de construction, portant sur la tête des paniers de briques à moitié aussi lourds qu’eux. Ou, sans jamais cesser de courir, ils vont chercher le thé, lavent la vaisselle, s’empressent de satisfaire les désirs d’hommes mûrs. Une autre manière de vivre l’enfance.
     
    Petit à petit, les choses s’organisent dans l’appartement de Dariya Mahal : une bonne, un chauffeur, une femme de ménage sont essayés, puis engagés ; les toilettes réparées sont en état de marche ; les communications avec le monde extérieur (journaux, courrier électronique, téléphones) sont établies. Nous commençons à mieux maîtriser les grandes fluctuations de la lumière et de l’air, savons à quel moment de la journée il est bon de tirer les rideaux ou d’ouvrir les fenêtres, et dans quel ordre. Nous n’avons pas encore beaucoup d’amis mais déjà nous pouvons compter sur deux ou trois personnes que nous voyons au moins tous les quinze jours, si ce n’est une fois par semaine. Les Gujeratis du quartier ont entamé des travaux d’approche mais je les sens hésitants : ils se demandent comment procéder avec moi qui ne suis pas entré dans l’affaire familiale et ai épousé une fille de Madras.
    Ashish nous appelle, de même que d’autres amis indiens restés aux États-Unis : « Tu penses que nous pourrions rentrer, nous aussi ? Ça fait un bout de temps qu’on se le demande, mais est-ce que ma femme va trouver du travail ? » Toute la question est de savoir dans quelle Inde il s’agit de rentrer. Ceux qui comme nous ont quitté le pays adolescents, à l’âge où la voix mue et où l’on ne se voit pas encore faire l’amour ou de l’argent, n’ont de cesse de revenir à leur enfance. Puis ces retours deviennent suffisamment fréquents et suffisamment longs pour nous donner envie d’aller vers l’Inde découverte entre-temps. Mon objectif est autre, cette fois : je veux actualiser mon Inde pour que mon travail ne se résume pas à une perpétuelle évocation de l’enfance, de la perte, ou d’une Inde

Weitere Kostenlose Bücher