Bombay, Maximum City
conservée en mémoire. Je veux l’Inde telle qu’elle est aujourd’hui.
Le terrain, cependant, est miné par les souvenirs. Au moment où je pose le pied sur un certain bout de ciment, dans une certaine ruelle, levant les yeux je vois un arbre se détacher sur le ciel, exactement comme un quart de siècle plus tôt. Une fulgurance – et aussitôt un lien se crée entre cet instant précis et cet autre, vécu autrefois. Maintenant, quand je déambule à travers la ville je marche sur des trappes pleines de trésors oubliés qui s’ouvrent sous mes pas, exhalant leurs parfums.
Voilà pourquoi je ne m’aventure jamais dans la rue sans mon ordinateur portable, que je trimballe dans son sac vert, et pourquoi, chaque fois que possible, je prends un rickshaw ou un taxi pour partir en quête d’un menu détail qui attisait ma curiosité d’enfant. Les gens me parlent et mes doigts dansent sur le clavier. Seulement il faut que je paye. Ma monnaie à moi, ce sont les histoires : une histoire contre une histoire, c’est ce que l’on m’a appris. Histoires venues d’ailleurs, acheminées par des caravanes et des vaisseaux depuis l’autre bout de la terre pour être échangées contre la moisson d’histoires récoltée sur place. Donnant donnant : le metteur en scène n’aura droit à l’histoire du tueur à gages que s’il lui confie la sienne. Les milieux du cinéma et le milieu tout court, la police et la presse, les swamis {27} et les prostituées, tous vivent d’histoires ; et moi de même, à Bombay. La ville que j’ai perdue se voit ainsi ramenée à l’existence par le verbe qui en déroule le récit.
Powertoni
« Quel effet cela fait de voir un homme brûler vif ? » demandai-je à Sunil.
C’était en décembre 1996, à Andheri, dans un appartement perdu dans les étages où je venais de retrouver un petit groupe de militants du Shiv Sena, le parti nationaliste hindou. La discussion portait sur les émeutes de 1992-1993, consécutives à la destruction de la mosquée Babri Masjid d’Ayodhya.
Les deux compagnons de Sunil s’interrogèrent du regard. De deux choses l’une : soit ils continuaient à se méfier de moi, soit ils n’avaient pas encore assez bu de mon cognac pour être ivres.
« J’y étais pas, fit l’un. Et de toute façon le Sena n’est pour rien dans les émeutes. »
Sunil ne donnait pas dans ces sornettes. Il posa son verre, les yeux fixés sur moi.
« Je vais te dire. J’y étais, moi. Un homme qui brûle tombe, se relève, court pour sauver sa peau, et il tombe, il se relève, il se remet à courir. Tu ne supporterais pas de voir ça, toi. C’est l’horreur. L’essence lui dégouline de partout, il a les yeux qui s’agrandissent, s’agrandissent, il devient blanc – blanc, blanc, blanc. Tu lui touches le bras juste comme ça, dit-il en effleurant le sien, et il devient blanc. L’essence dégouline surtout là, sur le nez (et il se frotta énergiquement le nez comme s’il voulait en arracher la peau), on dirait de l’eau, et lui il est blanc, complètement blanc.
« Dans des moments pareils, on ne prend pas le temps de réfléchir. À cinq, on a cramé un musulman. Dès que la nouvelle de ce qui s’était passé à Radhabai Chawl a éclaté, à quatre heures du matin la foule s’est rassemblée, une foule comme je n’en avais jamais vue. Avec des belles dames et des beaux messieurs qui ramassaient ce qui leur tombait sous la main pour avoir une arme. On est partis avec eux vers le quartier musulman et en chemin on a croisé un panwallah {28} à vélo. Je le connaissais : je lui achetais du pain tous les jours, précisa Sunil en brandissant le morceau de pain avec lequel il mangeait son pav bhaji {29} . Je l’ai brûlé vif. On l’a aspergé de pétrole et on a craqué l’allumette. Je ne pensais qu’à une chose : ce type était un musulman ! Lui, il tremblait, il criait “j’ai des enfants, j’ai des enfants !” Je lui ai demandé s’il y pensait, à ses enfants, pendant que ses frères musulmans massacraient les gens de Radhabai Chawl. Ce jour-là, ils ont compris ce que c’était, le dharma {30} des hindous. »
LES ÉMEUTES DE 1992-1993
Ayodhya a beau se trouver à des centaines de kilomètres au nord, les décombres de sa mosquée – démolie en décembre 1992 par des hindous fanatiques persuadés que le Grand Moghol Babar l’avait fait ériger sur le lieu de naissance du dieu Rama – ont presque instantanément
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