Bombay, Maximum City
servi de fondations aux murs dressés dans Bombay entre les hindous et les musulmans. La métropole coupée en deux se déclara la guerre ; les émeutes à répétition firent au moins quatorze cents morts. Quatre ans plus tard, je suis revenu à Bombay pour écrire un article dessus. J’avais prévu de me rendre dans une mairie de la ville avec un groupe de femmes des quartiers pauvres. Quand je leur proposai d’y aller le vendredi suivant, un 6 décembre, un silence pesant s’installa. Mes interlocutrices échangeaient des rires gênés en évitant de me regarder. « Personne ne sortira de chez soi ce jour-là », déclara enfin l’une d’entre elles.
Les émeutes furent une tragédie en trois actes. Dans un premier temps, des affrontements apparemment spontanés opposèrent les forces de l’ordre, majoritairement hindoues, aux musulmans. Puis, en janvier 1993, Bal Thackeray, le chef du Shiv Sena, orchestra une deuxième vague de violences beaucoup plus graves, lors desquelles les musulmans identifiés comme tels furent systématiquement massacrés, leurs maisons et leurs boutiques mises à sac et incendiées. Le troisième acte sonna leur revanche : le vendredi 12 mars, à l’heure où les bons musulmans disaient les prières du namaaz, dix bombes de forte puissance déposées par des assassins se réclamant d’Allah explosèrent en différents points de la ville. La Bourse fut touchée, ainsi que le siège d’Air India. Les terroristes avaient piégé des voitures, des scooters. On dénombra au total trois cent dix-sept victimes, dont de nombreuses musulmanes.
Je voulais m’entretenir avec les principaux acteurs de ces troubles, les partisans de Bal Thackeray. Ce dernier a fondé, en 1966, un parti politique ouvertement xénophobe, le Shiv Sena (l’Armée de Shiva), ainsi baptisé en l’honneur d’un roi guerrier marathe du XVII e siècle qui, à la tête d’une bande de hors-la-loi et de bandits de grands chemins, parvint à humilier le Grand Moghol Aurangzeb et finit, à la longue, par soumettre la plus grande partie du centre de l’Inde. Rencontrer ceux qui avaient planifié et déclenché les émeutes de 1992 et 1993, découvrir les ressorts qu’ils avaient actionnés, tel était le projet qui me tenait à cœur.
J’en discutais avec Ashish, mon vieil ami du Queens, patron d’une petite boîte d’informatique, quand une voix s’éleva derrière nous : « Si cela vous intéresse, je peux vous présenter des militants du Sena qui ont participé aux émeutes. » Ashish et moi nous sommes retournés d’un même mouvement. Un jeune homme efflanqué d’une petite vingtaine d’années nous souriait de toutes ses dents, des dents très blanches, irrégulières, poussées à la diable en deux rangées serrées. Girish Thakkar travaillait comme programmeur pour Ashish. Il proposa de m’emmener à Jogeshwari, un quartier dont les parties hindoue et surtout musulmane forment pour l’essentiel un grand bidonville. Le 8 janvier 1993, toute une famille hindoue employée dans les filatures dormait, entassée dans une pièce à Radhabai Chawl, petite enclave hindoue au cœur de la partie musulmane. Une main malveillante boucla la porte de l’extérieur, une autre ou peut-être la même jeta un cocktail Molotov par la fenêtre. Les six personnes qui composaient cette famille eurent beau hurler, secouer la porte, s’y agripper, aucune n’en réchappa. Parmi elles, il y avait une adolescente handicapée. Cette tragédie mit Bombay à feu et à sang.
Escorté de Girish, je suis donc allé un soir à Jogeshwari afin de rencontrer sa famille, logée dans une pièce nue, pour parler des événements. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Sunil, un voisin qui s’était tranquillement approprié l’unique siège du logement. Sunil était un des principaux représentants de la shakha {31} de Jogeshwari du Shiv Sena. Il avait de bonnes chances d’être promu pramukh {32} , autrement dit chef de la shakha, si l’homme qui la dirigeait alors était élu aux prochaines législatives. Petit, râblé, portant moustache, ce jeune trentenaire s’habillait avec une certaine recherche et soignait ses manières.
Sortant du slum, nous avons franchi la grand-route pour gagner un large terrain circulaire, le parking dont s’occupait Sunil. Là, le délégué du Shiv Sena m’invita à pisser avec lui. Je le suivis donc jusqu’à un emplacement éloigné et, l’imitant, défis ma
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