Bombay, Maximum City
pas mal de musulmans. Il avait parmi eux une amie, qu’il escorta un soir jusque chez elle pour s’assurer qu’elle rentrait saine et sauve. Dès qu’elle l’eut quitté, il se retrouva cerné par une meute de chiens d’Allah. Il crut sa dernière heure arrivée, mais la grand-mère de la fille parvint à calmer les agresseurs et à le faire sortir du quartier en le cachant sous sa burka. À Radhabai Chawl, m’a raconté Sunil, il y a un pipal au feuillage à moitié vert et à moitié noir : il le sait, car un jour que sa fille était malade il l’a emmenée là-bas. Elle pleurait sans arrêt, les traitements des médecins n’étaient d’aucun secours. Une de ses connaissances lui avait certifié que les musulmans savent écarter le mauvais œil. Il a emmené la petite dans le quartier de Radhabai Chawl. Là, un saint imam a dessiné trois cercles autour du visage de la malade avec sa bouteille d’eau. Le niveau d’eau dans la bouteille baissait à chaque cercle, Sunil l’a vu de ses yeux. Peu de temps après, la petite était guérie. « Il n’a pas demandé d’argent, me dit Sunil en parlant de l’exorciste. Même si tu vas dans leur dargah (mausolée sacré) ils ne te demanderont pas un sou. Sur ce plan-là ils sont désintéressés. »
Sunil ne voit aucune ironie à s’être rendu avec son enfant malade dans une communauté musulmane sur laquelle il s’est acharné par le fer et le feu lors des émeutes. Il s’occupe d’ailleurs d’une station de télévision câblée qui dessert Jogeshwari, il a des musulmans dans sa clientèle et va souvent manger chez eux « pour soigner les relations ». Les émeutes n’ont pas interrompu leur petit commerce réciproque. Le matin, il se rendait dans le centre, sur l’avenue Mohammed Ali, leur acheter des poulets qu’il rapportait à midi à Jogeshwari pour les revendre aux hindous. L’après-midi, il se déchaînait à nouveau contre les musulmans. Cela ne gênait pas les vendeurs de poulets de traiter avec un hindou. À Bombay, le commerce passe avant tout. Ici, hindous et musulmans sont individuellement multiples.
Sunil m’a interrogé sur les buts que je poursuivais, pas simplement à Bombay, mais en général. J’ai répondu que je voulais que mon fils grandisse dans un monde meilleur. Il a opiné. Lui-même ne souhaite pas autre chose pour sa fille. « Mais ton objectif, c’est quoi ? s’est-il entêté. Qu’est-ce que tu veux faire de ta vie ? » Mes réponses ne l’ont pas satisfait. Il aspire pour sa part à quelque chose de bien supérieur au bonheur de ses proches : à la grandeur de la nation, et il déplore sincèrement la corruption qui sévit partout, jusqu’au sommet du Shiv Sena. « À Bombay, l’argent est roi », peste-t-il en anglais. Les niswarthis, altruistes fervents qui cultivent le désintéressement, incarnent à ses yeux les plus hautes vertus morales. Il se voit volontiers ainsi : en niswarthi accompli prêt à donner sa vie pour une grande cause. Et il aimerait que je poursuive un aussi noble idéal.
Piloté par deux membres du Shiv Sena et par Raghav, un chauffeur de taxi indépendant, j’ai eu droit à une visite guidée des champs de bataille. Petit et trapu, vêtu d’un jean de la marque Saviour {34} , Raghav n’a pas sa carte du parti mais le pramukh de la shakha fait souvent appel à lui pour de menues besognes.
Mes trois accompagnateurs m’ont entraîné entre les taudis, dans des passages trop étroits pour que deux personnes y marchent de front. Au début, ils se tenaient sur leurs gardes, mais comme nous passions devant une mosquée, Raghav se mit à plastronner : « Qu’est-ce qu’on a pu s’éclater, dans ce masjid {35} », lança-t-il dans un éclat de rire qui lui valut un regard d’avertissement de la part d’un des jeunes gens. Sunil devait me donner plus tard la clé du mystère en m’expliquant que ses hommes avaient « explosé le masjid ». C’était un de leurs hauts faits d’armes, et ils jubilaient chaque fois qu’ils l’évoquaient. L’un d’entre eux s’était emparé d’une bonbonne de gaz, il avait ouvert la valve, craqué une allumette et fait rouler l’engin à l’intérieur de la mosquée. Depuis, l’incendiaire est entré dans la police et il y travaille toujours.
Nous parlions de tout cela, non pas en chuchotant dans quelque endroit discret mais dans la rue, en plein jour, au milieu de la cohue. Très ouvert, Raghav racontait les choses
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