Bombay, Maximum City
l’entrepôt. Un bras humain tomba parmi les décombres.
« Les événements ont influencé des tas de gens instruits, réfléchis. Leur culture et leur éducation ne les ont pas empêchés de devenir farouchement anti-musulmans. » Durriya qui ne porte pas la burka et se refuse même à sortir en salwaar kameez {36} , qui ne se teint pas les cheveux au henné et n’a pas un faciès particulièrement « musulman », a saisi des commentaires « dans les endroits les plus incroyables. Le hall d’un hôtel cinq étoiles, par exemple. “Ah, ça leur apprendra. Ils ont eu ce qu’ils méritaient.” » Elle n’osait pas répliquer. « J’avais trop peur », explique-t-elle. Son entreprise a été pénalisée, parce que musulmane : les paiements arrivaient après échéance ; les garanties exigées étaient plus élevées que celles réclamées aux fournisseurs hindous.
Trois mois après les émeutes, Durriya s’était éclipsée de son bureau pour aller chercher des papiers quand soudain un souffle impressionnant a ébranlé les murs ; le plafond de la pièce qu’elle venait de quitter fut pulvérisé par la bombe tombée sur l’immeuble. Son frère travaillait à la Bourse ; l’explosion d’une bombe posée dans les sous-sols réduisit en miettes les verrières de la coursive intérieure et il fut sérieusement blessé par les éclats de verre. Durriya n’en éprouve pas que du chagrin.
« Bien sûr, dit-elle les explosions sont injustifiables. Œil pour œil, c’est une logique terrible. » En même temps, cependant, ses employés musulmans qui prenaient le train pour venir travailler ont compris qu’ils inspiraient une certaine crainte aux hindous et ils ont redressé la tête, « ils ont retrouvé l’estime d’eux-mêmes ». C’est une vieille histoire : le vœu le plus cher des minorités du monde entier est de prendre la place de l’oppresseur. La plupart des musulmans avec qui je me suis entretenu à Bombay admettent que les émeutes ont eu sur eux un effet dévastateur, qu’ils étaient réduits à l’impuissance pendant que sous leurs yeux on massacrait leurs enfants, on incendiait leurs biens. Les bombes vengeresses qui ont tué et mutilé sans discrimination vinrent rappeler aux hindous que les musulmans ne sont pas totalement sans défense. Dans les trains de banlieue, sites d’expérimentation de la dignité, ils se tiennent à nouveau le front haut.
Ceux qui ont orchestré les émeutes n’avaient pas prévu qu’elles auraient, entre autres, pour conséquence de considérablement grossir le vivier de la pègre musulmane. J’ai rencontré l’une de ces jeunes recrues, Blackeye, qui a rallié le gang Dawood Ibrahim en qualité de tueur à gages. En 1992, Blackeye avait quinze ans et il habitait chez ses parents, dans un vaste ensemble résidentiel nommé Pratiksha Nagar. Un certain vendredi, plusieurs Marathes – leurs voisins, leurs amis – arpentèrent la cité et marquèrent toutes les maisons musulmanes. Ils avaient découvert que près de cinq mille musulmans vivaient parmi eux. Le lendemain ils organisèrent un maha-aarti (une immense puja {37} en plein air) – les cloches des temples sonnaient à la volée, les joueurs de conque soufflaient à qui mieux mieux. Le dimanche matin, Blackeye regardait un dessin animé à la télé quand on frappa à la porte. « Ouvrez, dit une voix. Nous sommes du gouvernement. On veut voir votre carte de rationnement. » Au lieu d’obtempérer, le père de Blackeye bloqua la porte avec une tringle en fer. Dehors, les coups redoublèrent, les hommes s’acharnèrent sur le battant qui finit par céder. Ils se ruèrent à l’intérieur et, s’emparant de la tringle métallique, s’en servirent pour rosser le chef de famille. « J’ai reconnu le garçon qui frappait mon père. C’était un copain. Il venait manger à la maison pour la fête de l’Aïd. On jouait au cricket ensemble. » Au nom de leur amitié, Blackeye l’a supplié d’arrêter. L’autre l’a simplement dévisagé et lui a conseillé de filer parce qu’il était trop petit pour comprendre. Prenant ses jambes à son cou, Blackeye courut chercher son oncle, qui malgré ses hurlements refusa d’intervenir. Il craignait d’y laisser la vie.
Enfermées à double tour dans la chambre, sa mère et ses sœurs s’étaient armées de flacons de Tik-20, un insecticide, bien décidées à avaler le poison plutôt que de se laisser souiller par les
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