Bombay, Maximum City
bourrées de bombes, d’armes à feu et de missiles de toute sorte en prévision du djihad imminent.
Après les émeutes, deux cent quarante ONG s’employèrent à recoller les morceaux de la ville. Des chaînes humaines interminables entendaient en affirmer l’unité. Les comités Mohalla Ekta constitués pour rassembler hindous, musulmans et policiers des deux bords intervenaient à la moindre bagarre pour éviter qu’elle ne dégénère en bataille rangée. Le père de Girish fait partie du comité Ekta de Jogeshwari. Il ne s’est produit aucun incident majeur depuis que ces groupes de vigilance existent, mais les lignes de faille n’ont pas disparu pour autant. Toute une partie de la population se sent désormais étrangère dans cette ville qui l’a vue naître et grandir.
Le discours du Shiv Sena à propos des musulmans est clair : leur place se trouve au Pakistan. Jalat Khan, un habitant des slums musulmans de Mahim, a le sentiment de ne plus avoir la sienne nulle part. À douze ans sa mère a fait le voyage en sens inverse, du Pakistan à Bombay. Étais-je seulement au courant de ce qui se passait à Karachi ? me demanda Jalat. À son avis c’était encore pire qu’à Bombay. Comme il insistait pour me présenter sa mère, je me suis glissé dans la pièce du fond. Un être humain gisait là, allongé sur un lit de camp. Une très vieille dame, enfouie jusqu’au cou sous d’épaisses couvertures. Ses mains étaient toutes déformées, ses jambes complètement paralysées, mais Roshan Jan n’avait pas toujours été ainsi. Sur les quatre-vingt-dix longues années alors totalisées par son séjour ici-bas, elle en avait vécu quatre-vingt-six en paix. Elle gardait un affectueux souvenir des Britanniques. On vivait tellement bien, à l’époque, à Bombay, disait-elle sur ce ton que prennent généralement les très vieilles gens pour évoquer un passé à jamais plus beau que le présent On pouvait sortir dans la rue avec de l’or dans les mains. Le riz sentait si bon, et la farine était pure.
Quatre-vingt-six ans durant Roshan Jan a pu se promener dans son quartier. Elle donnait de vrais banquets. Deux chèvres y passaient et une marmite de riz basmati ; tout le monde était bienvenu et mangeait son content les hindous comme les autres. En 1948, après l’assassinat de Gandhi, les musulmans ont eu très peur parce que les gens ont d’abord pensé que le meurtrier était sûrement un fils d’Allah. Il n’est rien arrivé, pourtant Pas d’émeutes, rien.
Une nuit de janvier 1993, des hommes, des hindous, ont enfoncé la porte de Roshan Jan. L’un d’eux a pris la vieille dame de quatre-vingt-six ans à bras-le-corps et l’a jetée sur le sol en ciment lui brisant la colonne vertébrale. Clouée sur son lit étroit, elle me raconte que d’autres hindous dont elle sait pertinemment qu’ils ont participé aux émeutes viennent la voir pour lui demander sa bénédiction. Les bénir, elle veut bien, mais elle aurait mieux aimé qu’ils la tuent. Ç’aurait été préférable.
Quand les bombes posées en représailles par les musulmans ont explosé, la déflagration a brisé les vitres de l’école que fréquente le fils de Jalat Khan. Le père s’est précipité là-bas, mais malgré sa panique il avait le cœur rempli de fierté. « Ils nous insultaient tout le temps, ils déchiraient les burkas de nos femmes, dans les trains. Si ces bombes n’avaient pas explosé il n’y aurait plus un survivant parmi nous. Les bombes les ont rendus un peu dhilla » – un peu froussards, un peu moins sûrs d’eux.
Durriya Padiwala dirige une grosse maison de tissus d’ameublement. Le soir où la situation s’est brusquement aggravée, elle a suivi de chez elle la progression des émeutes dans Tadeo, dans Byculla, dans l’avenue Mohammed Ali. « On pouvait prédire exactement le moment où ça allait arriver dans le quartier. » À la faveur de la confusion ambiante, elle a réussi à se réfugier avec sa famille chez un voisin marathe installé au rez-de-chaussée, puis à traverser la rue pour se cacher dans un immeuble où une shakha du Shiv Sena avait ses locaux à l’entrée. « On s’est dit qu’ils n’allaient tout de même pas casser leur baraque. » L’immeuble à côté du sien abritait un entrepôt de vieux papiers, combustible rêvé pour la bombe qui lui tomba dessus. Le lendemain, Durriya observa de son balcon un homme qui déblayait une partie du mur de
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