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Bombay, Maximum City

Titel: Bombay, Maximum City Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Suketu Mehta
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telles qu’elles s’étaient passées, sans se vanter ni minimiser son rôle. Les types du Sena, les saïniks, sont ici chez eux : le quartier hindou de Jogeshwari est en quelque sorte leur terrain de jeu. Ils me montrèrent la seule boutique du coin encore tenue par un musulman : un magasin de tissus autrefois à l’enseigne Chez Ghafoor. Au moment des troubles, son propriétaire avait failli être tué par de jeunes émeutiers, mais d’autres, qui le connaissaient depuis toujours, l’avaient protégé et il s’en était tiré sans autres dommages que la perte de son stock. Puis la vie avait repris et il avait rouvert sous un nouveau nom : désormais, le magasin s’appelait Maharashtra Mattress. Raghav m’indiqua la vitrine voisine : « J’ai fait un malheur chez le vendeur de piles. »
    Marchant à sa suite, je découvris bientôt, sur un immense terrain vague bordé au fond par les hangars de la voie ferrée, une scène fantasmagorique : à un bout, un tas d’ordures gigantesque et autour des silhouettes qui fouillaient dedans avec des piques, plus loin une bande de gosses en train de jouer au cricket, des égouts à ciel ouvert, des rails et des bogies sous les hangars, à mi-distance, à l’arrière-plan des empilements de blocs de ciment. Une semaine plus tôt, je me trouvais de l’autre côté de ce décor. Le musulman qui m’accompagnait avait tendu le doigt vers l’endroit où je me trouvais à présent en disant : « Les hindous sont arrivés par là. »
    Ici, donc, Raghav et les jeunots du Shiv Sena avaient attrapé deux de ses coreligionnaires qui s’étaient égarés. « On les a cramés. On les a arrosés de kérosène et on les a fait griller, dit Raghav.
    — Ils n’ont pas crié ?
    — Non, parce qu’on les a bien rossés avant de les cramer. Leurs corps sont restés dix jours à pourrir dans le fossé. Les corbeaux les becquetaient. Les chiens les bouffaient. La police n’est pas venue les enlever parce que les flics de Jogeshwari disaient que c’était à ceux de Goregaon de s’en occuper, et ceux de Goregaon juraient que c’était l’affaire de la police du chemin de fer. »
    Raghav m’a encore parlé d’un vieux musulman qui jetait de l’eau bouillante sur les militants du Sena. Ils ont fracassé sa porte et l’ont traîné dehors, ils ont récupéré une couverture chez un voisin, l’ont enveloppé dedans et ont mis le feu. « C’était comme au cinéma : silencieux, pas un chat, quelqu’un en train de cramer quelque part, nous, planqués, et l’armée. Des fois ça m’empêche de dormir. Je me dis que quelqu’un va venir me cramer, exactement comme moi j’en ai cramé d’autres. »
    Les yeux perdus sur le terrain vague, j’ai demandé à Raghav si les musulmans qu’ils avaient brûlés vifs les imploraient de leur laisser la vie sauve.
    « Oui. “Ayez pitié de nous”, ils disaient, mais nous on débordait de haine. Radhabai Chawl était dans toutes les têtes. Et même s’il s’en trouvait un pour dire “allez, lâchez-le”, il y en avait dix autres décidés à le tuer. Alors on n’avait pas le choix, il fallait qu’il y passe.
    — Mais s’il était innocent ? »
    Raghav planta ses yeux dans les miens.
    « Son pire crime était d’être musulman. »
     
    Les grandes villes sont toutes schizophrènes, disait Victor Hugo. Bombay présente tous les symptômes de la dissociation mentale. Pendant les émeutes, les imprimeries tournaient à plein régime. Elles fabriquaient des doubles jeux de cartes de visite personnalisées : l’un avec un nom musulman et l’autre avec un nom hindou. N’importe quel quidam arrêté en pleine rue pouvait vivre ou mourir selon qu’il disait s’appeler Ram ou Rahim. La schizophrénie devint une tactique de survie.
    Le peuple parlait au peuple et le bouche-à-oreille propageait des bruits alarmants : fous de rage à cause de la destruction du Babri Masjid, les musulmans se constituent tout un arsenal de guerre, il va y avoir un bain de sang. Les rumeurs trouvaient un relais chez le panwallah, dans les trains de banlieue, à la pause thé dans les bureaux. Le soir, un petit convoi de véhicules roulait jusqu’à la plage de Shivaji Park pour se ranger face à la mer d’Oman, tous phares allumés, et monter la garde la nuit durant. Il s’agissait de guetter les mouvements de l’armada iranienne censée se trouver à quelques encablures de Bombay, toute une flotte de navires aux cales

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