Bombay, Maximum City
tranquillement le quart du chemin vers le milieu de la rue sans que personne n’intervienne, ni la grande fille, ni les passants, ni moi. Il est trop petit, trop à ras du sol pour que les automobilistes le voient. Où est la mère, bon sang ? Mon cœur bat la chamade quand soudain le bambin s’arrête, son visage s’éclaire d’un sourire radieux et il rebrousse chemin vers le trottoir. Les trois autres se sont assis au beau milieu de l’allée qui mène à mon immeuble et le vendeur de produits laitiers les houspille mollement pour qu’ils sortent de là – ils ne voient pas les voitures ou quoi ? Où donc est passée la mère ? Il n’en sait rien. Il a demandé au vendeur de noix de coco de les surveiller mais l’autre a rétorqué qu’ils n’étaient pas à lui. Paralysé, je reste planté là, incapable d’aller jusqu’au taxi. J’ai du mal à respirer, une tristesse insondable m’envahit. Je ne peux pas me contenter de leur donner de l’argent. Le petit garçon a la tête rasée, tout comme Akash. Personne ne va donc rien faire pour eux ? Faites quelque chose, s’il vous plaît ! Il faut que j’y aille, mais comment laisser ici ce petit enfant perdu ? Je ne peux pas l’emmener chez moi. Alerter un flic n’est pas non plus une solution ; le gosse serait directement dirigé sur un centre d’éducation surveillée. Dans un de ces foyers de Bhiwandi où les enfants abandonnés sont placés « en observation », un gosse de trois ans est mort il y a quelque temps de mauvais traitements. Un gosse de trois ans ! Quel monstre faut-il être pour battre à mort un gosse de trois ans ? Comment un gosse de trois ans peut-il susciter tant de rage ?
La plus grande, soudain, croise mon regard et, pigeant au quart de tour elle s’avance vers moi la main tendue : « Saab, à manger s’il te plaît. » Comme je m’inquiète de savoir où est sa mère, elle me dit simplement qu’elle n’est pas là. Et à la question suivante – ont-ils mangé ? – elle répond bien sûr par la négative. Je hèle un vendeur de cacahouètes qui passe avec son plateau accroché autour du cou. « Non, ça on le mange pas. » Que leur faut-il, alors ? « Du lait. »
Je m’avance vers l’échoppe, les quatre gosses sur les talons. « Vous, ne vous approchez pas ! » leur lance le vendeur l’air mauvais. Au moment où je passe commande, son aide sort de la baraque avec un de ces grands bâtons qui servent à chasser les singes et il l’agite en direction des enfants. Je me fâche, fais observer qu’ils sont avec moi et que je leur achète du lait. Quatre petits quarts de la marque Energee, parfum pistache, surgissent sur le comptoir, et une minute plus tard les quatre mômes assis sur le bord du trottoir les sifflent à l’aide de leurs pailles. Le petit garçon me fascine ; rayonnant de plaisir, il fourre avec impatience la paille dans sa bouche et se met à tirer dessus goulûment. Pressé de rentrer et d’embrasser mes fils, je les abandonne à leur sort.
Sone ki Chidiya
« Bambai to Sone ki Chidiya hai », m’a confié un musulman du slum de Jogeshwari dont le frère a été abattu par la police lors des émeutes. L’oiseau d’or chanteur en fait rêver plus d’un. Il est si vif et si rusé qu’il faut, pour l’attraper, s’appliquer sans relâche et affronter des périls innombrables. Mais si, à force de ténacité, vous lui mettez la main dessus, vous verrez surgir devant vous une fortune fabuleuse. Bombay, donc, est cet oiseau d’or chanteur, et cela explique que tout le monde accoure ici, quitte à renoncer aux agréments de la campagne, aux arbres et à l’espace ouvert du village pour l’atmosphère survoltée et violente, l’air et l’eau pollués de la métropole. Ceux qui délaissent leur village pour la ville trouvent maints villages en ville. Les slums et les trottoirs de Bombay grouillent de vies discrètes noyées dans la masse et que le cinéma bollywoodien ne songe pas à célébrer. Chacune, pourtant, se déroule à l’échelle du mythe. Chacune est une bataille du bien contre le mal, une affaire de vie ou de mort, d’amour et d’affliction à la poursuite incessante, forcenée, de l’oiseau d’or chanteur. Le point commun qui les rassemble – et que de fait je partage avec elles –, c’est la fébrilité, l’incapacité à rester tranquille ou le manque de goût pour la tranquillité. Ces gens-là et moi ne sommes jamais plus heureux
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