Bombay, Maximum City
Comme de juste dans une ville schizophrène, ce quartier a deux noms : sur une plaque apposée à l’entrée il s’appelle aussi Gandhi Chawl. Un groupe de femmes, le Rahe-haq, a accepté de me rencontrer ; leur bureau est situé dans l’immeuble où le crime atroce a été perpétré.
Dans la pièce où je les attendais, celle-là même où la famille a brûlé vive, un vieux musulman m’a adressé cette supplique : « S’il vous plaît, monsieur, faites quelque chose pour ôter la haine du cœur des gens et pour que le Gange et la Jamuna mêlent à nouveau leurs flots. Vous êtes jeune, faites quelque chose. Le poison est en nous. » La pièce avait été transformée en bibliothèque et en salle communale à l’initiative de l’ONG Yuva, et cet homme, ancien voisin de la famille assassinée, en était le bibliothécaire. Les collections dont il avait la charge tenaient dans une antique malle pleine de livres dont les titres suffisaient à expliquer pourquoi la bibliothèque ne comptait que trois lecteurs inscrits : Projets de construction de logements en partenariat avec les communes et les ONG : programme d’action à l’intention des décideurs politiques. Le vieux monsieur était né à Bombay – « ma matrubhumi », dit-il en recourant au mot hindou qui désigne la terre natale. Et d’une voix chevrotante il se mit à chanter Sara jahan se accha, Hindustan hamara… Submergé par l’émotion, je l’écoutais, les larmes aux yeux. Il n’y avait rien de cynique, chez ce vieillard, pas trace d’ironie. Musulman, il s’occupait d’une minuscule bibliothèque perdue au fond d’un ghetto musulman mais dépourvue de livres en ourdou, et il chantait un hymne à l’Hindoustan.
Le 17 janvier 1993, L.K. Advani, alors président du BJP {41} (le Bharatiya Janata Party, allié du Shiv Sena et le principal instigateur de la démolition du Babri Masjid) se déplaça à Gandhi Chawl pour faire la lumière sur cette abomination perpétrée contre des hindous. Arifa Khan était venue voir le célèbre politicien. Il venait de sortir de voiture et examinait le décor du slum. Arifa Khan ne résista pas à l’envie de l’interpeller : « Pourquoi venir ici maintenant ? » Et ce joli petit bout de femme qui avait passé toute sa vie dans les bidonvilles de Bombay se mit à apostropher l’important personnage qui ambitionnait de devenir Premier ministre : « Ça ne serait pas arrivé si vous n’aviez pas fait le kar seva {42} , le rath yatra {43} . » Arifa touchait juste, avec cette allusion aux processions organisées dans le pays tout entier quelque temps avant la destruction de la mosquée, dans le but évident d’exacerber la colère des hindous. Incapable de répondre, Advani remonta en voiture et, abandonnant Jogeshwari à son sort, il repartit en convoi avec sa suite et son escorte de gardes armés.
En compagnie d’une vingtaine d’autres musulmanes, Arifa Khan avait pris place dans la petite bibliothèque qui fait aussi office de centre d’accueil. Il y avait également là un couple hindou, et deux ados musulmans en lunghi, l’air pas commode, qui avaient décidé de nous imposer leur présence. Asad me présenta, et tout de suite les femmes se mirent à me parler des violences, de leurs hommes, cibles des policiers et des hindous qui leur avaient tiré dessus à balles réelles ou les avaient agressés à l’arme blanche. L’azan {44} retentit, lancé d’une mosquée proche, et les femmes se couvrirent la tête. Sans l’avoir choisi, les hindous et les musulmans vivaient désormais à part, dans le slum. Mes interlocutrices m’expliquèrent que pendant le couvre-feu il leur était interdit d’entrer dans les secteurs hindous pour y acheter de quoi manger ; elles en étaient profondément blessées.
Asad leur demanda si elles envisageaient d’aller au Pakistan.
« Notre watan, notre patrie est ici. Elle est ce qu’elle est, mais c’est notre Inde à nous aussi. » L’une de ces femmes revendiquait le droit de vivre dans ce pays en vertu de sa qualité d’électrice : « Si on ne leur donne pas leurs sièges, où est-ce qu’ils iront les chercher ? »
À Bombay, la proportion de musulmans est une fois et demie supérieure à la moyenne nationale : dix-sept pour cent de ses habitants sont musulmans, alors que dans l’ensemble de l’Inde il y en a au total cent vingt millions, soit douze pour cent de la population. L’Inde est ainsi le deuxième pays
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