Bombay, Maximum City
à Phone-in Services et travaille désormais avec Kamal, le trésorier de la pègre, mais cette nouvelle activité ne lui rapporte pas plus. De toute façon, le montant des factures de téléphone de Phone-in Services est si élevé que le dépôt de bilan est sans doute inévitable. Girish ne voit pas d’issue mais se refuse à chercher un emploi salarié. « Ça manque de charme d’avoir un patron. » La pente naturelle des Gujeratis les pousse vers la petite entreprise.
Girish comble mes lacunes sur les derniers rebondissements familiaux. La jeune mariée a trouvé sa place au sein du foyer et Girish n’a rien à y redire dans la mesure « où on ne l’entend pas beaucoup ». Quand il sort de la salle de bains le matin, elle lui apporte en silence son petit déjeuner – des chapatis beurrés, un légume, une tasse de café aux trois quarts pleine. « Ma mère l’a vraiment regrettée quand elle est repartie trois jours chez ses parents. Et depuis que mon père sait qu’elle aime le poisson il n’achète plus que ça. »
La chambre du petit deux-pièces a été allouée au jeune couple. Les Thakkar viennent par ailleurs d’investir dans un quatre-vingt-cinq mètres carrés à Borivali – sur un lotissement construit pour les pauvres à l’initiative d’un socialiste –, ainsi que dans un appartement à Bangalore et dans trois taudis en dur à Borivali. Ils vendront probablement les trois pièces du slum pour acheter encore un autre logement Aucun de ces appartements n’est encore construit, mais tous finiront par se matérialiser dans un avenir confortable et les cinq enfants, à tout le moins les quatre fils, vivront un jour sous leur propre toit.
Qu’est-ce qui retient les gens à Bombay ? À chaque minute, ici, vos sens sont agressés, du saut du lit au moyen de transport qui vous convoie vers votre lieu de travail, puis des espaces dévolus au travail aux formes de distraction qui vous sont imposées. Les fumées des gaz d’échappement donnent à l’air la consistance d’une soupe épaisse. Trop de corps vous touchent et vous bousculent dans les trains, les ascenseurs, à la maison quand vous allez vous coucher. La ville est en bord de mer, mais la grande majorité de ses habitants ne profitent de cette exposition qu’une heure le dimanche après-midi, et sur une plage répugnante. Même quand vous dormez vous êtes agressé, car la nuit apporte jusque chez vous les moustiques qui pullulent dans les marécages à paludisme, les voyous de la pègre, les éclats bruyants des réceptions des gens riches et des fiestas des pauvres. Qu’est-ce qui pousse les ruraux à abandonner les maisons en brique du village, les manguiers et la jolie vue sur les ondulations de collines à l’est pour venir s’installer ici ?
Comme les Thakkar ils espèrent qu’un jour le fils aîné pourra acheter deux pièces à Mira Road et que le cadet ira plus loin encore, jusque dans le New Jersey. La gêne dans laquelle ils vivent est un investissement. Semblables aux insectes sociaux, les gens d’ici sont prêts à sacrifier leurs plaisirs individuels à l’ascension familiale. Le fils qui aura un bon métier fera vivre ses frères, et ce sera pour lui un motif de satisfaction profonde de voir que le cadet s’intéresse à l’informatique, de penser qu’il finira, sûrement, par aller aux États-Unis. L’ascension de son petit frère ancrera en lui la certitude que sa vie a un sens, qu’il a fait le bon choix en entrant dans l’industrie du parfum, en affrontant jour après jour la fournaise pour démarcher des commerçants blasés et leur proposer Drakkar Noir à prix cassé.
Les familles comme celle des Thakkar ne sont pas composées d’individus, elles forment un unique organisme. Les faits et gestes de chacun – le désir de Girish de partir à l’étranger pour gagner de l’argent et en envoyer ici, la décision de Dharmendra de prendre une épouse, le célibat prolongé de Raju – concourent au bien supérieur de l’ensemble. On distingue dans l’organisme global des cercles d’allégeance et de responsabilité concentriques dont le plus petit correspond à la famille. Il n’y a pas de cercle autour de l’individu.
Tout en discutant ainsi avec Girish, je lui demande s’ils ont enfin trouvé à caser sa sœur. Elle sera mariée à Diwali, me répond-il. La perspective n’a pas l’air de l’enchanter.
« Il y a un problème ? »
Il opine.
« Un mariage
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