Bombay, Maximum City
diront définitivement adieu au samsara, à Bombay, à la modernité.
Sevantibhaï se réfère constamment à l’Inde d’antan pour stigmatiser sa décadence actuelle : « Autrefois, en Inde, il y avait des familles de vingt-cinq à trente personnes. Quand quelqu’un arrivait à l’heure du repas, douze femmes se mettaient en cuisine. Aujourd’hui, les familles se sont réduites à trois personnes, et quand quelqu’un vient dîner à l’improviste les visages se renfrognent. Autrefois, chacun connaissait tout le monde dans le village. Aujourd’hui, on ne connaît même pas les voisins de l’appartement d’à côté. » La céréale la plus consommée était le millet, qui pousse sans problème à côté de l’herbe dont se nourrit le bétail. Le blé a supplanté le millet, et comme l’herbe lui porte tort il faut protéger les champs du bétail. On n’utilisait pas l’argent, jadis ; tout reposait sur le troc et « vendre du lait passait pour un péché ». Le partage de l’autorité était clair : « Quand le mahajan apparaissait, personne n’aurait osé lever les yeux sur lui. » L’Inde des campagnes, l’Inde de l’ancien temps tournait rond, régie qu’elle était par le vyavastha, l’ordre de l’univers : « Le vyavastha auquel nous nous conformions a été brisé. Nous voulons le restaurer. »
La modernité provoque la guerre entre les villes et les campagnes. Les tremblements de terre politiques qui secouent le pays s’expliquent par la précarité propre aux citadins qui ne produisent pas ce qu’ils mangent : en 1998, la hausse spectaculaire du prix des oignons a failli renverser le gouvernement national. L’indignation s’exprime essentiellement dans les agglomérations, ce qui est compréhensible puisque l’augmentation du prix des légumes profite aux paysans. L’eau est le plus gros enjeu des conflits qui dressent les unes contre les autres les zones rurales et urbaines. Les barrages dont les villes ont besoin pour avoir de l’eau et de l’électricité détruisent les villages. Sevantibhaï veut déserter le camp citadin pour rallier le camp paysan.
Toutes les villes, cependant, ne se ressemblent pas. Il y a ainsi une immense différence entre Bombay et Ahmadabad, affirme-t-il. En bas de chez lui, tous les lieux de plaisir imaginables sont rassemblés sur une toute petite distance. Rien n’est interdit : on trouve là un bar, des restaurants qui proposent des plats non végétariens, un magasin où l’on vend du whisky. Bombay est « paap ni bhoomi » – la ville du péché, acquiesce un visiteur assis aux pieds de Sevantibhaï.
Les sâdhus n’ont pas leur place à Bombay, explique Sevantibhaï. Lorsqu’ils passent dans les étages des immeubles afin de recueillir des offrandes de nourriture, ils trouvent généralement porte close. Sevantibhaï n’assimile pas cette collecte à de la mendicité – celui qui a sa place dans la communauté commerçante à laquelle appartiennent les jaïns ne saurait être un mendiant ; il parle de gocari, le mode d’alimentation des ruminants qui broutent des brins d’herbe, jamais la touffe entière. Ils effectuent cette tournée avec un profane qui appuie pour eux sur les sonnettes (eux-mêmes doivent s’abstenir d’utiliser les appareils électriques). « Quand on leur ouvre, dedans la télévision est généralement allumée, et un sâdhu va directement en enfer si son regard se pose par mégarde sur un téléviseur allumé. » L’accompagnateur profane doit donc s’assurer que la télévision ne marche pas avant que le moine aille se servir dans la cuisine. « Dharma Labh {216} », annonce-t-il pour inviter les occupants des lieux à acquérir plus de mérite religieux, puis il inspecte le contenu des casseroles et y prélève le minimum, afin que la famille ne soit pas obligée de refaire à manger, auquel cas le péché de la deuxième cuisson retomberait sur lui. Une fois par jour, le moine va ainsi brouter dans différents foyers et verse quelques cuillerées de ses trouvailles dans le récipient dont il s’est muni : un peu de légumes, du riz, du dal et des chapatis issus de cuisines différentes, mélangés ensemble et qui seront consommés froids pour leur seule valeur nutritive. Le mode de vie bombayite complique singulièrement le gocari. Dans les villes comme Ahmadabad, le moine sait d’avance si la télévision marche dans telle ou telle maison, car dans la journée les portes
Weitere Kostenlose Bücher