Bombay, Maximum City
choisir en connaissance de cause. Dix-sept ans, c’est beaucoup trop tôt, selon lui. Il vient d’une famille qui compte plusieurs dirigeants du BJP. « Nous allons être mêlés à ces rituels, vous et moi », soupire-t-il. Le jaïnisme est un culte prémoderne, aux antipodes de ce que revendiquent les hindous nationalistes. « Quelle religion, tout de même, pour associer tout et son contraire », observe le président en faisant allusion aux milliardaires installés sur l’estrade, qui aiment l’argent par-dessus tout, et aux diksharthis qui poussent l’abnégation à l’extrême.
Le programme débute. Un chanteur religieux entonne des bhajans arrangés sur des airs de films hindis en s’accompagnant des sons d’instruments traditionnels – hautbois shehnaï, tabla – qu’il arrache à un synthétiseur Casio. La salle se remplit. La journée de travail bat son plein et pourtant les gens se pressent ici par centaines. Ce sont surtout des hommes, simplement habillés d’un pantalon noir et d’une chemise en coton de teinte pastel. La plupart d’entre eux sont richissimes mais cela ne se voit pas à leur tenue. J’aperçois parmi eux des amis de mon oncle, des types que mes parents fréquentaient déjà à Calcutta, des marchands de Dariya Mahal, des visages que je reconnais sans pouvoir mettre un nom dessus. En attendant les Ladhani, ils discutent des tailles et des poids des cailloux brillants dont ils font commerce. « Il me faudrait des demi-carats, des cognac, des noirs… » Ces conversations me sont familières depuis l’enfance ; elles font partie des constantes de ma vie instable et elles m’apaisent, comme une berceuse souvent entendue.
La famille vient d’entrer dans le grand salon. Tout de soie vêtu et coiffé d’un turban, Sevantibhaï ressemble à un peshwa {219} et Rakshaben est resplendissante dans son sari chamarré d’or. Tous portent des diamants fabuleux sur les parties découvertes de leurs corps : les mains, les oreilles, le nez. Ces babioles étant l’ornement le plus superflu qui soit, leur décision de s’en débarrasser ne changera rien pour eux, pas plus d’ailleurs que le fait de s’en parer. Ils prennent place sur le matelas et les coussins blancs disposés sur l’estrade, hommes et femmes aussi loin que possible les uns des autres. Durant la cérémonie, Sevantibhaï ne se tourne pas une seule fois vers sa femme et sa fille alors qu’il converse avec ses fils et leur sourit de temps en temps.
Tandis que l’animateur, un barbu en kurta de khadi, nous expose l’essentiel de ce que nous devons savoir sur leur décision de renoncer au monde, le diamantaire assis à côté de moi se met à sangloter éperdument. Des tremblements le secouent, mais il garde, je le vois, les yeux ouverts pour ne rien perdre de ce qui se passe sur scène.
Les discours s’enchaînent. Des marchands de diamants expriment leur désir de s’engager dans cette voie, soulignent que chaque année plusieurs membres de la corporation renoncent au monde. « Nous sommes réunis ici pour nous faire à cette idée, déclare l’un d’eux. Avant de passer à l’acte nous avons besoin de nous imprégner de l’idée, mais tous nous y viendrons tôt ou tard, et si ce n’est pas dans cette vie, ce sera dans une troisième ou dans une cinquième réincarnation. » Un autre affirme : « Il a deux étapes d’avance sur nous en ce qui concerne la compréhension du monde. » En effet, comme nous tous Sevantibhaï a vu le jour en Inde (« Si nous étions nés en Amérique ce serait tout simplement impossible »), mais la famille Ladhani observe depuis plusieurs années la règle que le jaïnisme impose aux profanes. Mon oncle et ma tante ont récemment participé à un immense pèlerinage qui pendant dix jours les a conduits de temple en temple dans le Gujerat ; ils se sont complètement passés d’électricité et ont suivi plus ou moins à la lettre le dharma jaïn en compagnie de milliers d’autres diamantaires. Reste la deuxième étape, que les Ladhani ont franchie en décidant de suivre la diksha. À l’occasion d’une réincarnation ultérieure, si le compteur de notre karma est remis à zéro notre âme pourra renaître à l’image du prophète Mahavir {220} , et à la fin de cette vie-là nous atteindrons le moksha. La perspective, rassurante, se situe dans un futur indéterminé.
L’animateur nous raconte qu’avec deux autres membres d’une organisation jaïn
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