Bombay, Maximum City
est nettement plus âgé touche les pieds du gisant et reçoit sa bénédiction.
D’ici à un mois, les cinq personnes du foyer – un père et une mère d’une petite quarantaine d’années, un garçon de dix-neuf ans et deux jumeaux (un fils et une fille) de dix-sept ans – auront laissé derrière elles cet appartement, cette ville et tout ce qu’elles possèdent. Elles passeront le restant de leurs jours à parcourir les routes du pays, hommes et femmes chacun de leur côté, et plus jamais elles ne formeront une famille. Parlant de celle qui fut son épouse pendant vingt-deux ans (il l’appelle shravika, « la femme profane ») et des trois enfants qu’elle lui a donnés, le père déclare : « Nous ne sommes plus unis que par l’intérêt égoïste. À cent pour cent » Dans un mois ils partiront pour une bourgade au nord du Gujerat, et là Sevantibhaï leur fera ses adieux. Tous ils se feront mutuellement leurs adieux. À partir de cet instant, les fils iront avec leur père et la fille avec sa mère, mais en tant que disciples, car ils ne seront plus leurs enfants. Ses fils cesseront de l’appeler papa ; pour eux, il sera désormais gurudeva {214} , et pour sa fille gurubhagvan {215} . Désormais, hommes et femmes iront leur chemin séparément. La mère ne reverra plus ni ses fils ni son mari, sauf s’ils venaient à se croiser sur la route. Sevantibhaï ne posera plus les yeux sur sa fille, ou alors par hasard, et en présence du gourou maharaj de son ordre en sorte de ne pas entacher son vœu de célibat. Les liens familiaux formés de leur vivant vont être volontairement brisés au cours d’une grande cérémonie publique.
Ils agissent ainsi pour rompre définitivement avec le samsara et atteindre le moksha. Ramené à sa plus simple expression, le moksha n’implique pas la renaissance. Sevantibhaï y aspire pour mettre un terme, non seulement à sa vie et à l’existence des siens, mais à sa lignée tout entière. Auparavant, ils montreront cependant à la face du monde qu’ils ne quittent pas ce dernier sur un échec ; ils sortiront au grand jour à midi pour exposer en pleine lumière leurs succès terrestres. D’ici à un mois, ils seront dans cette ville du Gujerat et distribueront, se débarrasseront concrètement de tout ce qu’ils auront gagné à cette date : entre un million et demi et deux millions et demi d’euros. Ce sera un rejet spectaculaire de Bombay, de l’unique raison qui y attire les foules. Une fois que le désir de gagner de l’argent s’est épuisé, il ne reste qu’à partir par le premier train.
Sevantibhaï n’a pas toujours été un jaïn très pratiquant. Il fut un temps où il n’allait même pas prier dans le temple en bas de l’immeuble. Vivant la vie des Bombayites aisés il profitait de la ville et de ses plaisirs. Une nuit, à onze heures, il entama la lecture d’un livre écrit par un swami jaïn, Si au moins j’étais humain , et tomba sur une phrase qui l’électrifia ; « Serez-vous congédié ou allez-vous démissionner ? » Il y réfléchit, puis alla réveiller sa femme et lui annonça qu’il avait décidé d’opter pour la diksha. Il démissionnerait plutôt que d’attendre d’être renvoyé.
La décision était moins subite qu’il semble. Quelques années plus tôt, à Chowpatty il avait par hasard entendu le discours d’un gourou jaïn, Chandrashekhar Maharaj, qui l’avait mis sur la voie en l’amenant progressivement à renoncer à la modernité. Son regain d’intérêt pour la religion s’était d’ailleurs amorcé dix-huit ans auparavant, quand il avait cessé de recourir à la médecine allopathique. À la naissance, les jumeaux étaient souffreteux. Sevantibhaï avait consulté un médecin ayurvédique de Khetwadi, qui avait prescrit de l’urine de vache à raison de vingt et une prises par jour en biberon ; les bébés s’en étaient bien portés.
Ensuite, ç’avait été le tour du diesel et de l’essence. Sevantibhaï, qui ne roule plus en voiture, m’expose en détail les graves péchés auxquels donne lieu l’extraction des énergies fossiles : les forages à travers les strates de l’écorce terrestre, le massacre des serpents et autres formes de vie souterraine qui en résulte. Cette activité est aussi préjudiciable au pays : « Il faut importer le pétrole d’Arabie Saoudite, en échange des souris de laboratoire et du sang humain qu’on envoie là-bas. » Qui plus est, la
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