Bombay, Maximum City
restent ouvertes.
Le fils aîné de Sevantibhaï, Snehal, dort étalé de tout son long sur le canapé, un pull sur le dos, les fenêtres hermétiquement fermées pour empêcher le froid de janvier de pénétrer à l’intérieur. Utkarsh, le cadet, entre dans l’appartement avec sa mère, Rakshaben. Eux aussi sont couverts d’or et de diamants. Parents et enfants se parent de bijoux exprès, afin de bien montrer tout ce qu’ils vont laisser derrière eux, l’étendue de leur richesse, le mépris dans lequel ils tiennent les attraits du samsara. Leurs habits de soie sont absolument magnifiques. Pour mon mariage, célébré dans la tradition de l’Inde du Sud, je n’ai pas eu le droit de porter de la soie car la communauté brahmane estime que c’est un péché de détruire les vers à soie. Les jaïns considèrent pour leur part que la fabrication de la soie est moins immorale que le tissage du coton : les créatures qu’elle détruit ne possèdent que deux sens, alors que dans les filatures les accidents du travail détruisent des créatures à cinq sens, dont la perte s’ajoute à l’utilisation condamnable de l’électricité. Tous les actes de la vie – manger, boire, s’habiller, voyager – obligent à soupeser les risques en connaissance de cause, à prendre en permanence les décisions qui s’imposent pour léser le moins possible de matière karmique.
Lorsque je m’adresse à la mère, le plus jeune fils lui reproche ses réponses approximatives d’une voix sourde où l’on sent poindre l’irritation. Elle a un sourire ravissant ; il la reprend sur un ton péremptoire.
« Nous allons vivre une vie d’où tout péché sera banni, dit Rakshaben rayonnante. Nous vivrons un bonheur sans mélange. »
Utkarsh enfonce le clou ; ils seront tout le temps sur les routes et observeront les cinq vœux : non-violence, franchise, probité, célibat, dénuement. Ils se promèneront vêtus en tout et pour tout de deux bouts de tissu blancs non cousus ensemble ; tous les six mois ils se feront arracher les cheveux et ils renonceront à porter des chaussures, à se servir d’un véhicule quelconque, du téléphone, de l’électricité. Le jour où ils vont publiquement s’engager dans la diksha ils prendront un bain pour la dernière fois de leur vie. Ils ne mettront plus jamais le pied dans une flaque d’eau, resteront au même endroit, à couvert, pendant toute la saison des pluies, ne se baigneront ni dans des étangs, ni dans des rivières, ni dans la mer, et s’abriteront à l’intérieur dès qu’il se mettra à pleuvoir. Si vraiment ils ont très chaud, ils pourront exceptionnellement se passer un linge humide sur la peau. Ils ne laveront leurs vêtements qu’une fois par mois, et après avoir mangé ils rinceront leur écuelle de gocari. « Mon père, mon frère et moi nous vivrons ensemble, explique Utkarsh. Sœur et maman resteront avec leur sadhvin {217} . Si nous passons par hasard dans le même village, nous pourrons nous rencontrer ; autrement, non. » La perspective de la séparation prochaine n’a pas l’air de lui déplaire.
Je demande à la mère pourquoi elle devra s’abstenir de voir les membres de sa famille après la diksha.
« Parce que nous voulons rompre l’attachement, l’affection. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons atteindre le moksha. » Rakshaben qui a grandi à Ulashnakar et fréquenté une école catholique n’a pas été élevée dans la stricte orthodoxie jaïn. « Mon mari estime que nous devons opter tous ensemble pour la diksha », dit-elle. Il arrive que des femmes mariées qui ne s’entendent plus avec leur époux choisissent la diksha de préférence au divorce ; dans la société gujeratie traditionnelle, il est toujours assez mal vu d’être une divorcée. Rakshaben accepte la diksha pour des motifs exactement inverses, afin de maintenir envers et contre tout l’unité de sa famille. J’ai le sentiment qu’elle aime son mari au point de le suivre jusques et y compris dans une séparation définitive.
Une fois devenues nonnes, sa fille et elle seront libres d’aller partout où leurs pas les porteront, à l’exception notable de Bombay. La sadhvin de l’ordre dans lequel elles vont entrer leur a à jamais interdit le territoire qui s’étend au sud de Virar, dernier point desservi par les lignes de chemin de fer locales. « L’environnement n’est pas bon. Les gens des villages pensent bien, mais pas
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