Bombay, Maximum City
cents ans se construit sur l’abjuration absolue de la violence. Ils se préparent à entrer dans un ordre ayant une tout autre conception de la vie et de la valeur de la vie, dont la règle les contraindra à rester enfermés pendant les quatre mois de la saison des pluies, car si, par inadvertance, ils marchaient dans une flaque d’eau, ils attenteraient à la vie – tueraient non seulement d’infimes organismes aquatiques mais détruiraient aussi l’unité de l’eau. Parce que je connais des hommes qui dorment sur leurs deux oreilles après avoir supprimé un être humain, j’ai envie d’aller trouver cette famille pour qui c’est péché d’interrompre la vie d’une flaque d’eau.
Je connais les jaïns depuis que je suis tout petit. Plusieurs de mes meilleurs amis en Inde et en Amérique le sont, et lorsque le marieur est venu proposer à mon oncle des partis susceptibles de m’intéresser, il lui a proposé un choix de familles gujeraties aussi bien hindoues que jaïns, car souvent ce n’est qu’une question de nuance. Mon oncle est marié avec une jaïn. À Sripal Nagar, à Bombay, nous habitions au-dessus d’un temple jaïn ; tous les matins, dans l’entrée de l’immeuble, des moines se tripotaient mutuellement les cheveux. Je ne savais pas ce qu’ils fabriquaient ; on aurait dit qu’ils s’épouillaient. J’ai appris plus tard que c’était une technique pour garder les cheveux courts, en les arrachant à la racine. Certains jours, ils chantaient des hymnes au renoncement sur l’air de chansons de films hindis. À une date particulière, les jaïns payaient les oiseleurs qui travaillaient aux alentours du temple pour qu’ils ouvrent leurs cages ; chaque âme ainsi libérée ajoutait au crédit de leur salut personnel dans le grand livre comptable. Les petits oiseaux s’envolaient pour aller se percher sur les toits de la ville où les corbeaux, les milans et les aigles n’en faisaient qu’une bouchée. Et les vendeurs retournaient dans la forêt en attraper d’autres qui l’année suivante connaîtraient le même sort.
Dans ma famille, on n’a jamais considéré que les jaïns étaient d’une autre religion. Ils passaient simplement pour des hindous très à cheval sur l’orthodoxie, et passablement fêlés. Les hindous sont une minorité sur le marché du diamant ; la plupart des diamantaires sont jaïns. En Amérique, j’ai découvert que le jaïnisme était quasiment inconnu. Cette religion est la moins accessible qui soit. Personne n’abandonne ses études à Berkeley pour devenir moine jaïn. On n’entend jamais les acteurs ou les rock stars déclarer en public leur dévotion à des gourous jaïns.
La famille vit à proximité d’Ali Haji, dans les étages supérieurs d’un bel immeuble qui abrite également un temple jaïn. Quand la porte s’ouvre, j’ai l’impression d’entrer dans une case paysanne, ou encore dans un restaurant indien à l’étranger dont les propriétaires se seraient efforcés de recréer l’ambiance indigène. L’espace n’est éclairé que par des lampes à huile suspendues au plafond dans des lanternes en verre ; aux murs, des tapisseries à motifs religieux et cette exhortation, tracée à la craie : « Autant le samsara {213} (la vie ici-bas) mérite que tu y renonces, autant le moksha (le salut) mérite que tu l’atteignes. » Le sol d’une des pièces est recouvert d’un mélange de terre et de bouse, revêtement fréquent dans les maisons paysannes indiennes. Cet appartement est la reconstitution d’une demeure de village. J’ai déjà vu à Bombay des logements décorés dans ce style, mais pour des raisons différentes ; le « look ethnique » était à la mode il y a quelques années.
Mon guide, diamantaire lui aussi, me conduit à l’autre bout de la pièce, jusqu’au divan placé près de la fenêtre (il n’y a pas de ventilateur), sur lequel est allongé un quadragénaire mince et sombre de peau dont la lèvre supérieure s’orne d’une fine moustache ; vêtu d’une kurta en soie bordée de galons dorés, il porte des diamants aux oreilles et aux doigts. Je suis en présence de Sevantibhaï Ladhani, le patriarche de la famille disposée à renoncer à tout. Il est lui-même issu d’une grande famille de plusieurs garçons qui doit sa fortune à la métallurgie et s’est diversifiée dans le commerce des diamants. Il ressemble à un tout petit prince. S’approchant de lui, mon guide qui
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