Bombay, Maximum City
ceux de la ville. » L’anathème ne s’applique cependant pas à toutes les grandes métropoles : « Seulement à Bombay, poursuit Rakshaben. Delhi, Calcutta et les autres villes, ça va. » Bombay est la Sodome et Gomorrhe du jaïnisme, la « paap ni bhoomi » par excellence.
Le téléphone sonne et la fille, Karishma, va répondre. C’est le seul appareil électrique qui fonctionne, dans l’appartement, et je suis presque étonné de voir qu’elle sait s’en servir. Mince et menue, la peau sombre, Karishma est la moins diserte des cinq. Elle reste timidement assise entre son jumeau et sa mère.
En bas, avant de m’éloigner en taxi je contemple le visage nocturne de la paap ni bhoomi. Le rez-de-chaussée de l’immeuble des Ladhani est occupé par un concessionnaire Fiat ; en face se trouvent une banque qui invite les consommateurs à emprunter, et juste à côté un bar, le Gold Coins {218} . Les meurtriers dont j’ai fait récemment la connaissance n’habitent pas très loin.
En rentrant de chez Sevantibhaï, je trouve à la maison mon ami Jaïman, le sang-mêlé mi-marwari, mi-américain qui vient d’être nommé rédacteur en chef de l’édition russe de Playboy . Il m’entraîne dans une fête organisée à la Casbah Room, au-dessus du restaurant Khyber ; trois pièces en enfilade pleines de gens qui boivent, dansent, flirtent et ripaillent. Les femmes sont habillées très court. Jaïman est tout de suite assailli par des Bombayites désireux de savoir l’effet que ça fait de diriger Playboy et s’il choisit les filles lui-même. Il dit que des femmes superbes passent à son bureau tous les jours, qu’il leur demande de se déshabiller pour une séance photo et que tout de suite elles déboutonnent leurs chemisiers, dégrafent leurs jupes. Il rentre d’un séjour en famille à Bhilwara, dans le Rajasthan, et il n’a pas pu raconter à ses parents marwaris ce qu’il fait à Moscou. Incroyablement orthodoxes, ils ressemblent beaucoup aux jaïns. Une grande fille penjabie bien bâtie embrasse à tour de rôle les hommes réunis dans la pièce. « Je ne devrais pas mettre cette robe. Ma mère dit que ça déborde de partout », s’exclame-t-elle en montrant ses seins du doigt. Elle s’assied sur les genoux d’un type, un bras autour de ses épaules, une longue jambe émergeant de la jupe fendue haut. L’alcool coule à flots ; ici, il n’y a pas d’heure de fermeture. Dès qu’un fumeur sort une cigarette de son paquet, un serveur surgit pour lui tendre du feu. Les grandes tables proposent tout un assortiment de spécialités penjabies et italiennes : étalage de chair de centaines d’oiseaux, de mammifères et de poissons découpés, cuits et présentés pour ne plus ressembler aux créatures vivantes qu’ils furent. Des pulsations électroniques soutenues sortent d’une pièce à peine éclairée où des gens se convulsent sur la piste de danse. Jaïman est à l’affût de quelqu’une à mettre dans son lit pendant les trois nuits qu’il doit passer à Bombay. Il a tout du chien de chasse quand il avise une jolie fille. Son poil se hérisse, son corps pivote instinctivement dans la direction de la belle. Tant qu’il n’aura pas couché avec elle ou à tout le moins entamé les travaux d’approche, il sera sur des charbons ardents, malade d’anxiété. Il a tout prévu pour son séjour en Inde ; fouillant discrètement dans son sac il en sort un petit cachet blanc : du Viagra. À Chicago, la direction du magazine l’a sondé sur l’éventualité de lancer une édition indienne de Playboy, les pontes estiment que ça marcherait du tonnerre, ici.
Quelques jours plus tard, j’entre dans le salon d’honneur du siège de l’Association des diamantaires où une grande banderole accrochée au mur souhaite la bienvenue aux purs joyaux aspirant au moksha. La riche corporation des diamantaires s’apprête à féliciter les renonciateurs, ou diksharthis. Les tikas appliquées sur nos fronts portent au centre un brillant à la place du traditionnel grain de riz. On nous distribue en prime des sachets de fruits secs – amandes, noix de cajou, raisins, pistaches – qui doivent bien valoir cinquante roupies chacun. Le président de l’association, un hindou, m’entraîne à l’écart pour me demander ce que je pense de toute cette histoire. Lui-même ne cache pas sa désapprobation. Les enfants sont si jeunes ; rien ne dit qu’ils en savent assez long pour
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