Bombay, Maximum City
vie paye un lourd tribut à l’automobile : « Un homme renversé par un char à bœufs n’en meurt pas, et au moins le bœuf sert à quelque chose. » Il envisageait de convoyer en chars à bœufs de Bombay à Dhanera, où sera célébrée la diksha, tous les invités à la cérémonie, mais le voyage aurait pris des jours et devant les protestations véhémentes de sa famille élargie il s’est rabattu à contrecœur sur le train.
Vint ensuite l’électricité. Cela fait maintenant sept ans que Sevantibhaï vit dans son appartement haut perché sans ampoules ni appareils électriques. Il énumère les péchés qu’inflige la production de cette énergie. Lorsqu’elle est générée au moyen d’un barrage, la force de l’eau qui s’engouffre dans les turbines supprime tant de poissons et de crocodiles que toutes les demi-heures les employés du barrage doivent nettoyer les pales. La catastrophe de Tchernobyl, souligne-t-il, est la conséquence directe du désir des hommes d’avoir l’électricité. Même les lampes à huile qui brûlent dans l’appartement tuent des germes. Sevantibhaï a honte de reconnaître que son problème de dos l’oblige depuis un an et demi à prendre l’ascenseur de l’immeuble au lieu de gravir l’escalier. Il me demande de réfléchir à tous les branchements électriques de Bombay, à l’immense accumulation de péchés à l’origine des lumières qui éclairent la ville.
Puis-je néanmoins me servir de mon ordinateur pour noter ce qu’il dit ? Il marche sur pile et ne fera donc pas tourner le compteur de l’appartement. Bien que sceptique, Sevantibhaï y consent, au motif que ce que j’écris devrait contribuer à répandre le message jaïn de par le monde. Une façon, dit-il, de « combattre le mal par le mal ». Nous poursuivons donc la conversation à la clarté de l’écran qui met mon visage en lumière dans l’appartement chichement éclairé.
Sevantibhaï a commencé à étudier au Gujerat sous la gouverne de Chandrashekhar Maharaj, le gourou jaïn confirmé qu’il avait entendu à Chowpatty, et petit à petit il a entraîné toute la famille. Les enfants fréquentaient alors des écoles en anglais de Bombay (le fils aîné était inscrit à Tinkerbell), mais Sevantibhaï les en a retirés il y a sept ans pour les initier au dharma, à la maison d’abord puis avec Chandrashekhar Maharaj. À l’époque où les enfants ont quitté l’école il n’était pas encore question de diksha. Sevantibhaï estimait simplement que l’enseignement qu’ils recevaient comportait des lacunes. Ils ont ainsi pu étudier les Saintes Écritures du jaïnisme dans le texte, en sanskrit et en prakrit, langues qu’ils maîtrisent mieux que Sevantibhaï parce que leurs esprits sont plus jeunes, plus vifs. « Ils lisent le Tilakmanjari, l’ouvrage sanskrit le plus difficile », se félicite le père.
Longtemps il a observé les préceptes religieux en profane, dans le confort de son bel appartement. Tout l’enseignement du gourou reposait toutefois sur un principe sous-jacent : pour atteindre le moksha il faut renoncer au monde, opter pour la diksha. Le maharaj conseillait à la famille de commencer avec l’aîné, Snehal, mais les frères de Sevantibhaï s’y opposèrent ; cette solution, annoncèrent-ils, n’aurait leur assentiment que si Sevantibhaï s’engageait dans cette voie en même temps que son fils. Lui-même ne se sentait pas prêt et la famille resta donc à Bombay.
À l’été 1997, il apprit qu’un groupe de soixante-dix personnes s’apprêtait à embrasser la diksha, et il demanda à son maître l’autorisation de s’associer à eux avec sa famille. Le maharaj saheb insista pour qu’il obtienne l’aval de ses frères ; il ne fallait pas susciter de rancœurs au sein de la famille élargie. Sevantibhaï, sa femme et leurs enfants qui avaient déjà préparé leurs bagages allèrent donc solliciter l’approbation des frères. On les pria d’attendre encore une année, car une des sœurs devait bientôt se marier ; si au terme de ce délai Sevantibhaï était toujours dans les mêmes dispositions, il pourrait partir. Sevantibhaï accepta de repousser son départ de six mois. Les autres cherchaient à gagner du temps, dans l’espoir qu’à la longue il se fasse une raison, mais sa détermination a fini par l’emporter sur leur désir de le retenir dans le monde. Dans un mois, les cinq personnes qui vivent dans cet appartement
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