Bombay, Maximum City
complaisamment autour des cuvettes. Cette vision et la puanteur dont elle s’accompagnait m’ont empêché de boire et de manger pendant des heures. Le désagrément n’est pas seulement d’ordre esthétique. La typhoïde qui sévit à l’état endémique dans le bidonville se transmet par voie féco-orale. Les flaques d’eau croupie, innombrables, favorisent la propagation du paludisme. Quantité d’enfants souffrent aussi de jaunisse. Les carcasses animales jetées sur les étals des bouchers grouillent de mouches – on croirait du poivre qui bouge. Et pourtant, à la longue on finit par s’habituer à l’odeur pestilentielle de ce quartier de misère.
Les femmes que j’ai rencontrées se plaignaient de n’être entendues ni par leur conseillère municipale, musulmane comme elles, ni par leur député, membre du Shiv Sena. C’est cette indifférence qui a conduit Arifa Khan à créer ce groupe avec huit autres habitantes des bidonvilles de Jogeshwari. Le Rahe-haq (le droit chemin) est une association rassemblant une quinzaine de femmes qui ne sont pas toutes de confession musulmane. Il a été fondé en 1988, en réaction au problème crucial de l’absence de toilettes. Il y a, à Bombay, deux millions de personnes n’en disposant pas. Tous les matins, elles se traînent le long des voies de chemin de fer, un gobelet d’eau à la main, à la recherche d’une place vacante. Pour les femmes, en particulier, c’est une chose affreuse, dégradante, que de devoir se mettre en quête d’un coin tranquille pour se soulager ou se laver lorsqu’elles ont leurs règles. Il est impensable qu’une ville aussi riche fasse preuve d’une telle dureté à l’égard de ses femmes. Celles qui vivaient dans ce slum avaient un peu plus de chance. Ici, la municipalité avait construit des toilettes, seulement elles étaient bouchées et les autorités n’intervenaient pas pour les remettre en état. À chaque élection, des candidats d’obédiences diverses passaient dans le quartier avec la promesse de remédier au problème. Lassées de ne rien voir venir, les femmes du Rahe-haq s’étaient rendues à la mairie. Là, elles avaient fait « bhagdaud » : ce terme, familier à quiconque a eu affaire à la bureaucratie indienne, signifie qu’elles ont couru d’un bureau à l’autre en exposant leur réclamation inlassablement, aussi longtemps qu’il leur a fallu pour obtenir gain de cause. Elles ont donc fait bhagdaud, et grâce à cette action une partie des toilettes du quartier ont été nettoyées.
Dynamisées par leur victoire, elles se sont ensuite attaquées au problème de l’eau. Le précieux liquide coulant du robinet deux heures par jour à peu près, une longue file de femmes venues avec leurs seaux se forme alors devant le point d’eau municipal. À l’époque, la mairie avait sensiblement réduit la distribution pour satisfaire les exigences des plombiers. Supputant qu’ils s’enrichiraient si la municipalité se montrait moins prodigue, ces professionnels graissaient la patte des fonctionnaires chargés du réseau d’adduction et facturaient seize mille roupies la pose d’un centimètre de tuyau – mais dans le souci d’arranger leurs clients, ils acceptaient que quatre foyers se regroupent et payent quatre mille roupies chacun pour avoir une connexion commune. Résultat, un indescriptible enchevêtrement de tuyaux serpente dans les ruelles du slum. Les femmes du Rahe-haq ont organisé un pani marcha, une manifestation pour l’eau, devant la mairie, et ainsi convaincu les édiles d’augmenter les temps de distribution aux robinets municipaux.
Petit à petit, les gens du quartier ont sollicité le « comité » – selon le terme que les femmes utilisent pour présenter leur groupe –, à propos de difficultés diverses en rapport avec les émeutes. Une veuve devenue folle de douleur après avoir vu le corps calciné de son mari pendu à un arbre avait le plus grand mal à toucher la compensation financière allouée par le gouvernement aux victimes des troubles ; le comité intercéda en sa faveur. Il a progressivement élargi le champ de ses activités en s’occupant notamment d’aider des épouses répudiées ou menacées de l’être. Selon la loi musulmane, l’époux peut rompre le mariage en prononçant à trois reprises la formule « je te répudie » ; le Rahe-haq recruta un avocat capable de conseiller ces femmes sur le plan juridique et, avec cinq de ses
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