Bombay, Maximum City
manger, mais le gardien restait inflexible ; Sunil n’était qu’un gamin et il n’avait pas d’argent. Vaincu, il se résignait à camper à la porte avec le déjeuner qui refroidissait, en observant la procession de gens que le gardien acceptait de laisser entrer en échange de quelques roupies. « Je n’avais rien, pas vingt roupies, pas même dix, et je regardais ça en me disant si c’est trop dur pour moi, si je ne peux même pas porter son déjeuner à mon père, alors la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Quitte à vivre, il faut vivre correctement. À force d’y penser, j’ai compris qu’à Bombay un homme doit gagner de l’argent par tous les moyens, absolument tous, même s’il doit tuer pour ça. »
En Inde, soixante-quinze pour cent de la population ont moins de vingt-cinq ans. Sunil est assez représentatif de cette génération qui a bien l’intention de vivre mieux que la précédente et qui laisse éclater sa colère quand ses attentes sont déçues. Pas une famille, pas un pays ne résiste longtemps à la hargne de la jeunesse.
Un jeune Indien au chômage vit un enfer. Dix-huit ans durant, le fils a reçu la meilleure part de ce que la famille pouvait s’offrir. À table, il était servi le premier, avant son père, sa mère, sa sœur, dans cet ordre. Quand dans le foyer l’argent venait à manquer, le père restreignait au besoin sa consommation de tabac, la mère repoussait l’achat d’un sari neuf, la sœur restait à la maison, mais lui, le fils, continuait d’aller à l’école. Et soudain, à dix-huit ans, le voilà tenu de réaliser les espoirs placés en lui par cette famille qui l ’ adule. Sa voie est toute tracée, comment oserait-il s ’ en écarter ? Il sait ce que l ’ on attend de lui. Témoin de toutes les vexations endurées par les siens pour l ’ amener où il en est aujourd ’ hui, il doit se montrer à la hauteur de leurs attentes. Sa sœur va bientôt se marier, sa mère est malade, son père prendra sa retraite l ’ an prochain. Tout repose sur lui, qui en prime porte le poids d ’ une culpabilité d ’ enfant choyé ayant reçu comme un dû ce qu ’ il y avait de mieux. Quand il s ’ aperçoit que son certificat d ’ apprentissage ou sa licence ne sont pas des sésames pour l ’ emploi (les grandes entreprises ont mis la clé sous la porte et celles qui sont restées en ville n ’ embauchent plus ; les petites ne recrutent que parmi les proches parents de leurs employés et votre famille qui vient de Raigad ou du Bihar n ’ a aucune espèce d ’ influence), il cherche d ’ autres moyens de gagner de l ’ argent. Il faut qu ’ il en trouve, sinon sa famille aura investi sur lui en pure perte. Coups et rebuffades lui font moins peur que l ’ idée de se présenter devant les siens en fils indigne. Alors il sort le matin et il rentre le soir, au besoin il sort le soir et rentre après le lever du soleil, mais il s ’ occupe d ’ eux. Il le leur doit ; ainsi le veut son dharma.
Sunil était adolescent quand il a commencé à frayer avec la bande de Maya Dolas ; il faisait des courses pour les voyous, leur apportait des boissons fraîches, de quoi manger, apprenait en les observant comment les hommes s ’ enrichissent, à Bombay. Recalé une première fois à l ’ examen d ’ entrée en seconde, il s ’ est accroché, l ’ a représenté et a été reçu. Deux ans plus tard, au moment de passer son certificat de fin d ’ études, Sunil avait plus de jugeote. Il trouvait parfaitement stérile de bûcher comme un âne, d ’ échouer mais de persévérer et de s ’ obstiner jusqu ’ à ce qu ’ il y arrive. Il a engagé un fort en thème qui a passé l ’ examen à sa place et a obtenu soixante-sept points sur cent. Mention très bien. Au sortir du lycée, Sunil s ’ est inscrit au Shiv Sena. Le jour où il a fallu le transfuser, les gars du Sena ont donné leur sang pour lui. Ce geste l ’ a profondément touché : il les considère, littéralement, comme ses frères de sang.
Depuis quelque temps sa situation a changé. Sunil n’est plus un tapori {60} , un gosse que la misère condamne à la mendicité. Sa station de télé câblée marche fort, assez bien pour qu’il ait également pu ouvrir une petite fabrique de stylos, se lancer dans le commerce des mangues et même dans le tourisme, grâce à l’achat d’un minibus. La police a recours à ses bons offices pour régler des broutilles ; pour
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