Bombay, Maximum City
l’argent.
Girish est sorti en 1991 de l’université Ismail Yusuf avec une licence d’économie. Les employeurs n’ont pas déroulé le tapis rouge devant lui et, dit-il, « je me suis rendu compte que j’aurais dû aller dans une meilleure fac ». Après avoir suivi une formation privée en informatique, il est devenu agent de change à la petite semaine à l’époque bénie où la Bourse flambait, au début des années quatre-vingt-dix. Tout le monde s’enrichissait et Girish se vautrait dans le luxe. Il avait de quoi s’offrir un jus de fruits par jour – « même si on préférait le jus de banane, on choisissait toujours ce qu’il y avait de plus cher ». Les attentats à la bombe de 1993 ont stoppé net l’envolée des cours. Depuis, Girish travaille pour diverses boîtes d’informatique, et entre deux emplois salariés il tente de monter sa propre affaire.
« L’argent est roi », opine Sunil. Il connaît des endroits bien plus chics que celui-ci. Il a même mangé une fois au restaurant de l’hôtel Taj. Pour le prouver, il a gardé l’addition qui s’élevait à deux mille quatre cents roupies, et il la montre aux sceptiques, à Jogeshwari. À écouter ceux de mes interlocuteurs qui cherchent à monter en grade ou à s’enrichir, l’hôtel Taj, citadelle de l ’ empire, est en quelque sorte le mètre étalon de l ’ ascension sociale au sein de la société bombayite. L ’ établissement doit son existence à un affront : il a été créé par un grand industriel indien, le Parsi Jamshetji Tata, qui à la fin du XIX e siècle se vit refuser l ’ entrée du Watson, un hôtel de luxe, au motif qu ’ il était indigène. Ulcéré, il jura de se venger et, en 1903, engagea la construction de ce Taj massif qui surpasse le Watson dans tous les domaines. Au vrai, ce n ’ est pas tant un hôtel qu ’ un site où tester l ’ ego. Le lobby et les toilettes du rez-de-chaussée donnent tout de suite la mesure de la valeur personnelle. Théoriquement, n ’ importe qui peut entrer là pour s ’ abriter de la chaleur, se prélasser sur les divans richement ornés aux côtés de milliardaires arabes et de femmes du monde, ou aller se soulager dans les toilettes étincelantes, mais il faut une bonne dose de confiance en soi pour affronter l ’ armée des grooms, des portiers, des dames pipi. Le quidam désireux de les convaincre qu ’ il n ’ est pas déplacé dans ce lieu doit d ’ abord être convaincu d ’ y avoir effectivement sa place. Or, bien souvent il se rend compte qu ’ il n ’ y a pas pire cerbère que celui qu ’ il porte en lui.
Sunil a grandi dans les slums, loin, très loin du Taj. Il avait huit ans et était en deuxième année de primaire quand ses parents tombèrent tous deux gravement malades. Son père qui travaillait de nuit à l ’ usine Premier Automobiles ne gagnait pas grand-chose. Il développa d ’ abord un ulcère, puis une appendicite, tandis qu ’ au même moment la mère de Sunil se plaignait, dit-il, d ’ avoir « comme une boule dans le ventre » . Pendant trois ans, ils firent l ’ un et l ’ autre des séjours répétés à l ’ hôpital et l ’ état de son père fut jugé assez grave pour que les médecins le déclarent « à la dernière extrémité » . Sunil et sa grande sœur à peine plus âgée vivaient seuls la plupart du temps. Personne ne rapportait d ’ argent au foyer et les autres membres de la famille étaient d ’ un piètre secours ; le décès de leurs parents risquait d ’ ailleurs de rapporter quelque trois lakhs à leur oncle. Étant donné la qualité exécrable de la nourriture servie au Cooper Hospital, la plupart des malades comptaient sur les repas que leur apportaient leurs proches. Quand il sortait de classe, à midi et demi, Sunil courait pour attraper le 253 et revenir au plus vite à la maison. Sa sœur l’y attendait avec le déjeuner prêt ; elle partait à l’école à sept heures et demie et rentrait à temps pour le préparer. Sunil fonçait à l’hôpital avec : il fallait qu’il arrive avant quatorze heures, car les visites s’arrêtaient à ce moment-là. Il avait beau se dépêcher, il n’était pas toujours dans les temps et plus d’une fois le gardien lui a dit de repasser à seize heures, moment où les visites reprenaient. Lui le suppliait, faisait valoir que ses parents l’attendaient juste au-dessus, à l’étage, qu’ils avaient faim et qu’ils devaient
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