Bombay, Maximum City
dissuader une bande de gamins de démolir un rickshaw, il leur a offert des places gratuites au cirque contre la promesse de rester sages. Il a tout un jeu de cartes de visite à son nom dans sa poche de poitrine ; la plus valorisante, délivrée par le gouvernement du Maharashtra, lui reconnaît le titre d’officier ministériel spécial. « Avec elle, je peux faire tout ce qui me plaît à Bombay. J’ai le bras aussi long qu’un juge », se vante Sunil, alors que cette fonction n’est pas plus valorisante que celle d’avoué. Chaque fois qu’un parti politique arrive au pouvoir, il récompense ses cadres en distribuant par centaines des cartes qui, du jour au lendemain, les promeuvent magistrats ou officiers ministériels. Ce qui est souvent source d’embarras, car une forte proportion des individus ainsi distingués ont des casiers judiciaires fournis. Juridiquement parlant, l’autorité que ce titre confère à Sunil est à peu près nulle, mais sa carte lui donne un statut, une légitimité. Quand il la présente, personne ou presque ne se hasarde à lui demander ce qu’elle signifie ; il suffit qu’elle porte le tampon de l’État du Maharashtra.
Aujourd’hui, on ne le traite d’ailleurs plus de la même façon à l’hôpital. Récemment son père a dû subir une autre opération ; on lui a enlevé le testicule gauche. Sunil a payé l’intervention de sa poche : quinze mille roupies, pas une de moins, et à l’hôpital Hinduja, s’il vous plaît, l’un des plus réputés de la ville, avec des chambres cinq étoiles. Cette fois, il n’a pas été obligé d’attendre à la porte. « Maintenant j’entre comme je veux dans n’importe quel hosto, à l’Hinduja, n’importe où. Je glisse un mot à Balasaheb Thackeray, il passe un coup de fil là-bas et tout le monde s’écrase. »
Sunil est ravi que sa fille l’appelle sur son portable, moins pour le plaisir d’entendre la petite que parce qu’il a l’occasion de sortir le coûteux gadget. Il va jusqu’à me le tendre, pour que je parle, moi aussi, à Guddi. Elle va à Saint-Xavier, une école privée où les cours ont lieu en anglais et où elle est entrée sur intervention du ministre qui, pendant les émeutes, avait relâché Sunil sous caution. En contrepartie, Sunil met ses hommes à la disposition du ministre « quand on a besoin d’eux pour brûler un train ou casser une voiture ».
Sunil est encore un peu dérouté par les mœurs de Saint-Xavier. Lors de la dernière fête des parents d’élèves, il a accompagné Guddi dans son école huppée. Ils se sont arrêtés devant un étal où s’empilaient des livres importés du Japon. Sa fille en a pris un, le professeur qui surveillait le stand a prononcé quelques phrases en anglais auxquelles Sunil n’a rien compris et lui a demandé de signer un papier. Sourire aux lèvres, il tapotait la tête de Guddi en la félicitant d’avoir de « bons parents ». Content du compliment, Sunil a signé sans poser de questions et il est rentré avec la gamine qui tenait le livre serré contre elle. Le lendemain, un livreur s’est présenté chez eux avec une encyclopédie en plusieurs volumes qu’il a déposée dans leur taudis. Sunil s’est alors aperçu qu’il l’avait achetée sans le savoir, moyennant quatre mille cinq cents roupies – plus de soixante-quinze euros.
Il a fait la connaissance de sa femme à l’occasion d’un tournoi de kabbadi {61} qu’il disputait pour son école. Ils sont sortis ensemble pendant près de dix ans avant qu’il se décide à l’épouser. Issue de la même caste que lui, elle vient cependant d’une famille plus pauvre, ce que déploraient les parents de Sunil. Lui-même trouve d’ailleurs qu’elle n’est pas « ce qu’on appelle une beauté ». Il y a quelque temps, elle s’est présentée sans étiquette aux élections municipales et a bien failli être élue au conseil, à quatre-vingts voix près. Le BJP et le Sena avaient réagi in extremis en lui opposant un candidat unique. Je demande à Sunil s’il a subi des pressions, au sein du Shiv Sena, pour que sa femme retire sa candidature. « On est en démocratie, à la maison. Ma femme prend ses décisions, je ne m’en mêle pas », répond-il. Lors du prochain scrutin, le Sena devra inscrire la femme de Sunil sur sa liste, ou lui verser une somme conséquente pour qu’elle n’entre pas en campagne. Là, elle a simplement « fait ses classes ». Chaque fois
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