Bombay, Maximum City
qu’une dispute éclate entre voisines, les dames du quartier viennent lui soumettre l’affaire. À vingt-trois ans, c’était la plus jeune tête de liste des élections et dans trois ans il y aura une nouvelle consultation. « Re-essaye encore, re-essaye plus, lui dit Sunil dans son anglais. Mais ne pleure pas après. »
Sunil est bien placé pour connaître les vertus de la participation politique. Il y a deux jours, il est sorti avec sa femme acheter des cadeaux pour l’anniversaire de leur fils, et comme ils s’approchaient d’une station de rickshaws avec leurs sacs pleins à craquer, ils ont assisté à une scène qui opposait une femme enceinte à un conducteur de rickshaw. Ce dernier refusait d’emmener sa cliente dans un quartier de Jogeshwari réputé dangereux, près de Radhabai Chawl. L’épouse de Sunil a aussitôt signalé à un agent de police que la femme était enceinte et avait besoin d’un rickshaw. L’agent a fait la sourde oreille. Très contrariée, elle est venue retrouver son mari qui lui a alors conseillé d’aller dire au flic : « Je me suis présentée aux élections et j’ai obtenu huit cent soixante-dix voix. Je peux faire fermer cette station de rickshaws quand je veux. » Au bout du compte, la future mère a pu monter dans le rickshaw et l’agent de police a été signalé à sa hiérarchie. « Ma femme a mesuré grâce à moi le type de pouvoir qu’elle a », se rengorge Sunil.
En me raccompagnant jusqu’à une station de rickshaws, il me montre un terrain qui lui appartient et grâce auquel il pourra bientôt arrondir ses fins de mois car un cirque va s’y s’installer. Sa station de télé lui rapporte cinquante mille roupies par mois et il en gagne vingt-cinq mille autres avec ses diverses activités, légales ou illicites.
« Soixante-quinze mille roupies, dis-je après un bref calcul. C’est plus que ce que touchent bien des cadres.
— Tu comprends pourquoi je m’aime tant », rétorque Sunil.
Il est désormais clair pour moi que Sunil va tôt ou tard hériter de Bombay. Ce sera la conséquence ultime de la mort par le feu qu’il a infligée au vendeur de pain. Deux ans plus tard, avec l’arrivée au gouvernement du Shiv Sena, il a été nommé officier ministériel spécial, et si la fonction est vague c’est en tout cas une marque de confiance publique. Il déborde d’énergie, se met au travail à dix heures du matin, arpente Bombay tous azimuts, de Jogeshwari à Dahisar, se déplace au besoin à Goa, à Raigad, et, quoi qu’il arrive, rentre chez lui à la nuit pour être près de sa fille. Il n’a pas peur de se salir les mains en politique, au contraire, et se réjouit même que sa femme se présente aux élections. Idéaliste à propos de la nation, il est néanmoins assez opportuniste pour se saisir de toutes les occasions d’enrichissement qu’offre la politique. On peut en fait le voir comme un modèle de réussite capitaliste.
Les nouveaux héritiers du pays – et de la ville – sont très différents des premiers successeurs des Britanniques, les lettrés revenus en Inde après avoir étudié à Cambridge ou fait leur droit au Inner Temple {62} . Mal élevés et peu instruits, aussi dépourvus de scrupules que d’urbanité, ce sont des bouffons et des pitres, des petits voyous, souvent, mais ils sont représentatifs et c’est là-dessus qu’ils jouent. Qu’un meurtrier comme Sunil puisse percer à Bombay en s’engageant dans la politique municipale est à la fois une victoire et un échec de la démocratie. Ceux qui nous gouvernent ne sont pas tous aussi compromis que lui, mais ils ont tous besoin de gens de son acabit pour se faire élire. Les politiciens bombayites doivent rassembler des budgets faramineux pour leurs frais de campagne. Les salaires qu’ils touchent et les sommes officiellement débloquées par leurs partis étant loin d’y suffire, force leur est de chercher de l’argent ailleurs.
Partout je constate des signes de ce changement. Une tristesse profonde ronge le Bombay dans lequel j’ai grandi : elle est liée à la perte, au transfert des clés de la cité. Il est révolu, le temps où les Parsis, les Gujeratis, les Penjabis, les Marwaris contrôlaient la vie politique de la ville. Le vent a tourné en 1971, année où les électeurs ont boudé le candidat Naval Tata, puissant industriel qui se présentait sans étiquette dans la circonscription Sud de Mumbai, la plus riche et la moins
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