Bombay, Maximum City
peuplée du pays. Malgré cela, il a perdu. Contrairement à ce que l’on observe aux États-Unis, en Inde les Crésus ne sont pas assurés de remporter les élections. Les membres des classes supérieures qui veulent faire de la politique n’ont guère d’autre solution, aujourd’hui, que de se faire directement nommer à la Chambre haute du Parlement.
Les anciens détenteurs du pouvoir partagent peu ou prou le sentiment qu’on a ouvert les portes de la ville à des barbares qui viennent dormir jusque devant leurs palais. Bombay doit assumer la racaille du pays, et cela les indigne. Seul motif de consolation : la piétaille innombrable forme un inépuisable réservoir de petites bonnes, de chauffeurs, de larbins. C’est un des charmes du lieu : les gages mensuels de la bonne ne coûtent pas le prix d’un petit déjeuner au Taj. Aujourd’hui, la politique fait elle aussi partie des tâches dégradantes assignées aux domestiques, aux subalternes – nettoyer les toilettes, tenir les comptes, répondre au téléphone, patienter dans une file d’attente devant un guichet de l’administration –, de ces activités peu reluisantes que les gens délèguent à d’autres dès qu’ils peuvent se le permettre. Quand j’ai un problème avec mon portable ou besoin d’aller chercher de l’argent, on me conseille systématiquement d’« envoyer mon boy ». Je réponds que je n’en ai pas, que je suis mon propre maître. Je passe pour un excentrique. Dans les milieux d’affaires, les cercles politiques, la fonction publique, ceux qui en ont les moyens ne se déplacent jamais en personne. Ils envoient leurs boys.
Or, ces nantis sont aussi ceux qui créent la richesse, et avec elle les conditions permettant à la mendiante de trouver un toit pour ses enfants. Les nantis doivent bénéficier de leurs superbes appartements et de leur cognac français pour que les pauvres puissent bénéficier d’une pièce propre où se loger et d’une ration quotidienne de riz ou de dal. Personne ne peut plus croire, à l’ère post-marxiste, que la redistribution est la clé de tous les problèmes, que les pauvres s’enrichiront si les riches s’appauvrissent. La fin de l’idéologie a également été fatale aux idées. Le débat national ne repose plus sur aucune conviction forte. À droite, on veut vaguement croire aux retombées des investissements étrangers, qui à gauche suscitent des craintes confuses. La gauche, contrite, ne cesse de se confondre en excuses. Qui aujourd’hui oserait défendre les conditions de travail des employés des banques nationalisées ? Comment soutenir sans ciller que la planification centralisée viendra à bout de la pauvreté, dans un pays qui sort d’un demi-siècle de socialisme ? Garibi Hatao (À bas la pauvreté) : lors de la campagne électorale qui vient de s’achever, ce slogan a brillé par son absence. Comme si tout un chacun reconnaissait désormais tacitement que la pauvreté est insurmontable et que, tant pis, il faut passer à autre chose, s’attaquer à la corruption ou aux multinationales, se demander s’il vaut mieux construire un temple ou une mosquée à Ayodhya.
Les villes indiennes vivent une transition du même ordre que celle qu’ont connue les villes américaines au début du XX e siècle, à l’époque où le parti démocrate avait le vent en poupe et intégrait les nouveaux immigrants au monde de l’emploi et à la vie politique, non sans faire tomber quelques têtes au passage. Ici comme dans les villes américaines, on verra un jour apparaître des mouvements réformistes et des réformateurs qui retrousseront leurs manches pour nettoyer la porcherie. Bombay n’en est pas encore là. « La lie de la société se fait mousser au sommet », me déclare Gerson da Cunha, militant pour les droits civiques, l’une des figures de proue de la vieille garde. Les privilégiés des quartiers Sud de Bombay qui se lamentent sur la disparition de leur « gracieuse » ville pleurent en réalité leur perte d’influence sur les affaires municipales. Ceux qui vivaient dans leur ombre et qui s’échinaient dans leurs grandes demeures n’ont jamais apprécié la « grâce » de Bombay. Ils n’en connaissent que les nuisances. Il faudra à ces nouveaux propriétaires quelques générations pour apprendre à tenir la maison propre et la rendre sûre. Nous sommes toutefois bien mal placés pour leur faire la leçon, nous qui après l’avoir possédée
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