Bombay, Maximum City
café au Gaylord ? Va-t-on donner leurs deux noms au croisement le plus proche du Gaylord ? Impossible, puisqu’il s’appelle déjà Ahilyabai Holkar Chowk. Deux rues plus loin, il existe néanmoins un emplacement idoine, un bon carrefour que sans tergiverser davantage on s’empresse de baptiser Shankar-Jaikishen Chowk.
Raison pour laquelle il est vain de consulter un plan ou les panneaux de signalisation pour s’orienter dans Bombay. Sous l’effet d’une autre manifestation schizophrénique, deux villes, l’une officielle mais apocryphe, l’autre réelle, évoluent en parallèle sur les relevés topographiques, dans les têtes des gens et sur les cartes postales. Les toponymes de la seconde se transmettent par voie orale, à l’instar des védas sacrés. De nombreux quartiers de Bombay portent le nom des arbres et des bosquets qui y poussaient jadis. Cumballa Hill commémore le souvenir d’une plantation de kambalas {95} ; Babulnath, un petit bois d’acacias ( babul ) ; Bhendi Bazaar, une peupleraie ; Tamarind Lane un tamarinier. Tadeo doit son nom aux petits palmiers ( tad ) qui prospéraient à l’ombre des kambalas. Un vallon riche en tamariniers ( chinch ) a donné Chinchpokli. Arbres et arbustes ont depuis longtemps disparu, mais leurs noms continuent d’évoquer des choses plaisantes – jusqu’au moment où on se rend compte de la perte qu’ils représentent.
Le pouvoir d’évocation des noms est assez fort pour qu’on s’attache à ceux avec lesquels on a grandi, d’où qu’ils viennent. Petit, j’habitais sur Nepean Sea Road, devenue depuis Lady Laxmibai Jagmohandas Marg. Sir Ernest Nepean m’est tout aussi inconnu que Lady Laxmibai Jagmohandas, mais ce nom m’était familier et je ne vois pas pourquoi il a été rayé de la carte. Au fil du temps il a acquis une résonance sans rapport aucun avec son origine – à l’instar de la rue Pascal, de la 4 e Rue Ouest ou de Maiden Lane pour ceux qui ont vécu enfants à Paris, New York ou Londres. J’en ai apprivoisé les sonorités ; indissociable de mon ancienne adresse, il fait partie intégrante de ma vie onirique. Nepean Sea Road reste pour moi Nepean Sea Road. La décision du fonctionnaire municipal qui, pour se venger de l’histoire, l’a appelé Lady Laxmibai Jagmohandas Marg dessert mes souvenirs.
De tels changements de nom sont très à la mode dans l’Inde d’aujourd’hui. Madras a été rebaptisé Chennai, et Calcutta, ville fondée par les Britanniques, est devenue Kolkata. Un parlementaire du BJP a déposé une motion visant à transformer l’Inde en Bhârat. Ce processus de décolonisation se double de la volonté de « désislamiser » le pays, de remonter le cours de l’histoire jusqu’à un passé aussi lointain qu’idéalisé, et en tout cas exclusivement hindou. Reste qu’il vaut tout de même mieux avoir des arguments solides quand on change le nom d’une personne, d’une rue, d’une ville. À cet égard, la transformation toponymique de Bombay est une absurdité. Il est ridicule de prétendre qu’à l’origine le site s’appelait Mumbai. Bombay a été créé, et dénommé, par les Portugais et les Britanniques à partir d’un archipel infesté par la malaria. Les Gujeratis et les Marathes l’ont de tout temps appelé Mumbai quand ils parlaient gujerati ou marathi, et Bombay quand ils parlaient anglais. Rien ne justifiait de choisir un nom au détriment de l’autre. En 1995, le Shiv Sena nous a imposé d’adopter une bonne fois pour toutes Mumbai dans toutes les langues que nous parlons. C’est ainsi que les ghatis se vengent de nous : en apposant les noms de leurs politiciens partout, en changeant jusqu’au nom de la ville. Ils n’ont peut-être pas les moyens de vivre dans nos quartiers, mais ils peuvent toujours inscrire leur présence sur les plaques des rues.
Les meilleurs après Scotland Yard
Ajay Lal est flic mais ça ne l’empêche pas de rêver. Il rêve du dernier geste qu’il accomplira en tant qu’officier de police. Loin de songer à arrêter le parrain de la pègre Dawood Ibrahim, à recevoir une médaille, à galvaniser une dernière fois ses hommes avec un discours retentissant, il caresse le rêve d’une miction mémorable. « J’irai au commissariat central, je me planterai devant et j’insulterai tous les pourris qui sont au-dessus de moi. Je révélerai tout, je pisserai dans leur direction, et après ça je m’en irai pour de bon. »
Ce geste
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