Bombay, Maximum City
roupies discrètement remis à un commerçant ou un diamantaire de Bombay se transforme illico presto en grosse enveloppe pleine de dollars à Dubaï.
Les gangs ont entrepris de se refaire une virginité en montant des entreprises qui gèrent des chaînes d’hôtels, des complexes touristiques, des grands magasins et même des banques. L’industrie du spectacle les séduit tout particulièrement. Chotta Rajan a investi des millions dans les réseaux câblés de Bombay. Plus généralement les gangs négocient les droits étrangers des films et des spectacles, et ils ont la haute main sur le secteur de la musique pour la bonne raison que les banques le dédaignent ; de ce fait, il n’y a quasiment aucun contrôle sur les comptes.
Les chefs mafieux ont beau clamer haut et fort le contraire, ils ont forcément partie liée avec le trafic de drogue. S’ils rechignent à faire état de ce commerce et ne tiennent pas à le développer outre mesure, c’est par crainte des autorités américaines et britanniques, particulièrement intraitables à l’égard des trafiquants. Le Mandrax, un barbiturique, est la seule substance produite en abondance en Inde ; de nombreuses officines pharmaceutiques au bord de la faillite la fabriquent sous forme de cachets. Le prix d’un cachet s’élève à quatre-vingt-dix-neuf paises {102} (pas tout à fait deux centimes d’euro), compte tenu du coût de fabrication, de l’argent versé en sous-main et du coût du transport jusqu’à l’île Maurice, proche des rivages d’Afrique du Sud, sa destination finale. Dès qu’il arrive là-bas, sa valeur centuple pour s’établir à environ deux euros. On peut mettre deux tonnes de cachets dans un seul container. Comme le fait observer Ajay, « pour peu que tu possèdes un container et que tu parviennes à l’envoyer en Afrique du Sud, ton avenir est assuré ».
Quand ils parlent de l’organisation mafieuse pour laquelle ils travaillent, les hommes ne disent pas « gang » mais « compagnie », et de fait on n’est pas si loin du modèle de l’entreprise. Chaque gang est ainsi structuré autour d’une division des tâches très pointue. Certains s’occupent exclusivement de verser les salaires mensuels, d’autres veillent à l’approvisionnement en armes, d’autres encore se chargent de stocker ces dernières. Il existe des cellules spécialisées dans l’intimidation des témoins : leurs agents hantent les prétoires des tribunaux avec mission de retourner les témoins à charge dans les procès impliquant la compagnie. Il y a aussi les médecins, les avocats, les sympathisants, la piétaille des fantassins, éclaireurs et garçons de courses, les gardiens des planques – sans oublier l’infrastructure très élaborée du service d’aide aux détenus. Pour éviter les affrontements entre gangs dans les établissements pénitentiaires, le gouvernement affecte à chacun une prison particulière : celles de Yerawada et d’Amravati sont réservées à la Compagnie Chaddi, celle d’Arthur Road à la Compagnie Nana, celles de Byculla, de Thane et de Nashik à la Compagnie-D. Cette dernière a acheté à proximité de Nashik plusieurs appartements où elle loge des cuisiniers et des livreurs équipés de rickshaws à moteur. Les maîtres queux y préparent les repas du matin, du midi et du soir, que les garçons de courses livrent encore fumants aux récidivistes endurcis. Ce système de restauration est parfaitement rodé. Les types écroués n’ont aucune raison de se plaindre d’un séjour à l’ombre qui leur offre une occasion unique de vivre sur un grand pied. D’autant que dans les maisons d’arrêt, tout le monde, curieusement, rivalise de générosité. Pendant la fête de Ganesh, les membres du gang de Dawood emprisonnés à Thane ont reçu une boîte de bonbons de la part d’Arun Gawli. Là-dessus, m’a raconté mon informateur, « le boss de la Compagnie-D a dit “Accha ! Il a fait ça ?” et il a envoyé à Gawli un grand plat de halva ».
Comme les fédérations sportives et les milieux du spectacle, la pègre recrute des dénicheurs de talents. Ils écument la ville pour repérer les réussites individuelles et prendre la mesure précise du succès avant de transmettre ces renseignements à leurs supérieurs. Si tout se passe bien, ils perçoivent ensuite une part substantielle des versements exigés. Pas plus qu’Ajay, la pègre ne pourrait vivre sans ces informateurs. Elle dévore
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