Bombay, Maximum City
l’information avec une faim insatiable, la traque dans les journaux, chez les vendeurs de rue, les dirigeants d’entreprise, les hommes politiques – et sur l’Internet, bien sûr.
Les gangs prospèrent parce qu’ils forment un système judiciaire parallèle dans un pays qui arrive en tête du classement mondial pour le nombre de procès en souffrance. La paralysie de la justice est telle qu’en 2003, dix ans après les faits, les instigateurs des attentats à la bombe n’avaient toujours pas été jugés. « La justice pénale est complètement en panne, confirme Ajay, et bien sûr cela profite au monde de la pègre. Alors qu’un tribunal mettra en moyenne vingt ans pour trancher un litige à propos d’un logement, la pègre règle la chose en l’espace d’une semaine ou d’un mois. Ça fait tourner l’économie. »
Les hommes politiques ne durent pas, la ville passe par des hauts et des bas, mais les gangs ont l’éternité devant eux. Ils font partie intrinsèque de la culture locale. Madanpura, Nagpada, Agripada, Byculla, Dongri, Bhendi Bazaar, Dagdi Chawl : le cœur de la ville bat au rythme du gengwar.
Mon oncle m’a invité à dîner avec un de ses amis, un bijoutier polonais installé aux États-Unis qui, depuis vingt-cinq ans, vient régulièrement pour affaires à Bombay. Avant, à chaque déplacement il constatait des améliorations, mais depuis quatre ans la courbe s’est inversée. La ville est d’abord beaucoup plus polluée, dit-il ; ce soir, il a du mal à respirer à cause des rafales de vent qui lèvent des tourbillons de poussière. Surtout, la violence est en augmentation constante. Les derniers règlements de comptes entre gangs ont été relatés jusque dans le New York Times ; sa femme restée dans le Connecticut voudrait qu’il abrège son séjour. Le monde vient de découvrir qu’il y a des voyous dangereux à Bombay.
« Vous oseriez vous promener par ici ? Vous vous sentiriez en sécurité ? Et moi, vous croyez que je pourrais m’y promener ? » demande-t-il à mon oncle dans la voiture qui nous conduit du Taj à l’Oberoi. (Il faudrait aménager entre les deux hôtels une chaussée surélevée ou un système de télécabines, vu le nombre de véhicules qui circulent exclusivement de l’un à l’autre.) Il est onze heures du soir, environ, et il n’y a pas un chat sur les trottoirs mal éclairés.
« Bien sûr », répond mon oncle.
Bombay reste une ville où je peux me promener à peu près n’importe où à toute heure du jour ou de la nuit. Les agressions n’existent pratiquement pas et les femmes ne se font pas importuner comme à Delhi. Une Parsie rencontrée dans une réception m’a rapporté cette histoire vraie qui lui était arrivée peu de temps auparavant. Son mari et elle suivaient des amis en voiture quand ils sont soudain tombés en panne devant un slum. Pendant qu’ils sortaient de leur véhicule, des habitants du bidonville se sont approchés d’eux. Elle n’en menait pas large, dans la minijupe qu’elle portait ce jour-là. Ces gens leur ont dit de remonter en voiture et à plusieurs ils se sont mis à pousser pour tenter de la faire démarrer. Entre-temps, les amis qui les précédaient avaient rebroussé chemin. Les gens du bidonville leur ont conseillé de partir avec eux et de revenir le lendemain avec un dépanneur. Elle était persuadée qu’ils retrouveraient la voiture désossée, mais ils n’avaient pas le choix. Quand ils sont revenus, pourtant, la voiture était intacte ; deux hommes du slum dûment mandatés par leurs voisins avaient veillé dessus toute la nuit. Bombay n’a pas grand-chose à craindre de la délinquance ordinaire a contrario des activités criminelles qui sont beaucoup plus sérieuses, et mieux organisées.
La saison des mariages bat son plein en décembre, et mon oncle me montre les invitations qu’il vient de recevoir de ses collègues diamantaires. Faire-part luxueux, comme il se doit, dont chacun coûte de cinquante à cent roupies au bas mot et ressemble à un petit livret enluminé de miniatures de Ganesh, enrubanné de soie, contenant autant de cartons que l’orchestration de ces festivités compte de morceaux : un pour Hasta-Milap (la cérémonie religieuse), un pour Dandiya-Raas (le bal), un pour la projection privée, un pour le dîner de gala. Mon oncle en ouvre un. Le lieu de rendez-vous principal figure sur un bout de papier collé sur le carton le plus orné, tel un
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