Bonaparte
contentement de la créole, ne se réalisera pas.
Le 19 mai, il gravit les trente-deux échelons conduisant au pont de l’Orient et peut écrire au Directoire : « Il est sept heures du matin. L’escadre légère est sortie, le convoi défile et nous levons l’ancre avec un très beau temps. »
Après avoir reçu cette nouvelle, Barras notera, soulagé :
— Il est enfin parti. Le sabre s’éloigne...
Aussi peu croyable que cela puisse paraître, rares sont ceux parmi les compagnons de Bonaparte qui connaissent le but réel du voyage. Certains pensent à la Sicile ou à Naples. Seuls, les plus aventureux envisagent une expédition vers le Levant. Cependant, pour l’instant, la plupart des passagers, en proie au mal de mer, entassés, mangeant mal, regrettent la terre et oublient leurs maux en se moquant des six arpents promis par le général en chef...
Lui aussi est incommodé par le roulis. Il passe le plus clair de son temps dans sa cabine. Bourrienne lui fait la lecture. Dès qu’il apprend qu’un bâtiment neutre a été arraisonné, il interroge le capitaine – ici un Suédois commandant la Marie-Sophie – et les questions pleuvent :
— Quand êtes-vous parti de Londres ?
— Où avez-vous relâché ?
— Combien de temps ?
— Depuis quand avez-vous quitté cette ville ?
— Avez-vous vu dans la Manche une escadre anglaise ?
— Avez-vous vu quelques bâtiments dans votre passage de la Manche au détroit ?
— Depuis quand et quel jour êtes-vous passé devant Gibraltar ?
— Avez-vous entendu parler d’une escadre anglaise dans la Méditerranée ?
— Avez-vous vu des vaisseaux portugais ?
— Avez-vous vu l’escadre anglaise ? Où ? Combien de voiles ?
Lorsque le temps le permet, il monte sur le pont. Un soir, tandis que le soleil se couche, il se promène sur la dunette avec Bourrienne. Ce dernier est tout agité : il croit voir le sommet des Alpes. Bonaparte se moque de lui et appelle l’amiral Brueys. Celui-ci prend sa lorgnette et confirme les dires de Bourrienne. « Les Alpes ! À ce mot-là, rapportera le secrétaire, je crois voir encore Bonaparte ; je le vois longtemps immobile et, sortant tout à coup de son extase :
— Je ne puis voir sans émotion la terre de l’Italie ! Ces monts dominent les plaines où j’ai eu le bonheur de conduire tant de fois les Français à la Victoire. Avec eux, nous vaincrons encore ! »
Au début, les compagnons de Bonaparte tuent les heures en jouant gros jeu, mais « l’argent de tous se trouve bientôt réuni dans quelques poches pour n’en plus sortir ». Alors l’état-major se rejette dans la lecture, et la bibliothèque dont Arnault a la garde est d’une grande ressource. La collection de romans suffit à peine. Entre le déjeuner et le dîner, les officiers, installés sur un divan qui fait le tour de la pièce, lisent sans lever les yeux. Parfois, Bonaparte apparaît dans la bibliothèque « joutant pour l’ordinaire avec celui-ci et avec celui-là, c’est-à-dire tirant les oreilles de l’un, ébouriffant les cheveux de l’autre, ce qu’il pouvait se permettre sans inconvénient, chacun, à commencer par Berthier, ayant adopté la coiffure héroïque comme on sait ».
Il demande :
— Que tenez-vous là, Bessières ?
— Un roman !
— Et toi, Eugène ?
— Un roman !
— Et vous, Bourrienne ?
— Un roman !
« M. de Bourrienne, racontera Arnault, tenait Paul et Virginie, ouvrage que, par parenthèse, il trouvait détestable. Duroc aussi, lisait un roman, ainsi que Berthier qui, sorti par hasard dans ce moment-là de la petite chambre qu’il avait auprès du général en chef, m’avait demandé quelque chose de bien sentimental et s’était endormi sur les passions du jeune Werther. »
— Lectures de femmes de chambre ! s’exclame le général avec humeur.
Puis, se tournant vers Arnault :
— Ne leur donnez que des livres d’Histoire. Des hommes ne doivent pas lire autre chose.
— Pour qui garderons-nous les romans, général, car nous n’avons pas ici de femmes de chambre ?
Bonaparte ne sait que répondre et rentre dans sa cabine.
Le soir, il invite les savants à dîner à sa table avec les chefs de l’armée et son état-major. Il désigne « trois ou quatre personnes pour soutenir une proposition et autant pour la combattre ». Ainsi il connaîtra mieux ses compagnons. « Chose qui ne paraîtra pas singulière à ceux qui ont vécu avec Bonaparte dans son intimité, rapportera Bourrienne ;
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