Bonaparte
de toute prudence, il parlait quelquefois de revenir en Europe par Constantinople, ce qui n’était pas trop le chemin de l’Inde. Et il ne fallait pas une grande pénétration pour deviner que, s’il arrivait à Constantinople en vainqueur, ce ne serait pas pour laisser substituer à l’empire ottoman une république une et indivisible ».
Il y eut tout d’abord de la part du Directoire quelques timides observations. L’extravagance du projet fit sursauter certains, et Bonaparte parla, une fois de plus, de rentrer dans la vie privée :
— Avancez, général ! lança alors Rewbell, voulant le prendre au mot. Voici une plume. Le Directoire attend votre lettre.
« François de Neufchâteau et moi-même, affirme Barras, nous mîmes le holà. Bonaparte ne signa nullement sa démission... »
Napoléon réussit d’abord à intéresser le pape des « Théophilanthropes », le Directeur La Révellière-Lépeaux, médiocre « illuminé », qui se posait en rival du pontife de Rome et souhaitait faire de Bonaparte un adepte de sa « religion ». Peut-être souhaitait-il aussi, grâce à l’appui du général victorieux, que le culte nouveau soit propagé en Afrique et en Asie ?
Les autres Directeurs qui considéraient le projet comme une idée absurde, ne virent qu’une chose : « éloigner le sabre ». Rien de plus dangereux « qu’un héros en chômage », ainsi que le dira Christopher Herold ! Bonaparte, expédié, à sa demande, à des milliers de kilomètres de la France, sa popularité n’empêcherait plus le gouvernement de dormir. Et si les Autrichiens reprenaient les armes ? Qu’importe ! Il fallait tout faire pour écarter le spectre de la dictature militaire ! Et le 5 mars – deuxième anniversaire du départ de Bonaparte pour l’Italie – le nouveau général en chef de l’armée d’Égypte recevait « tous pouvoirs pour réunir trente mille hommes à Toulon, y rassembler une escadre pour le transport et la sûreté de l’expédition ». Mais la destination de l’entreprise devait demeurer secrète. Bonaparte obtenait ainsi carte blanche pour organiser ce que les gens sensés appelaient son suicide : entraîner la meilleure armée française au bout du monde pour nuire à l’Angleterre... dont on voyait les côtes par temps clair, du haut des falaises françaises ! Comme le dit avec raison Bourrienne : « Une victoire sur l’Adige aurait mieux valu qu’une victoire sur le Nil. »
« La terre lui brûle les pieds », ainsi que le rapportera l’un des Directeurs, et Napoléon se jette dans les préparatifs de l’expédition avec passion. Lorsqu’on lit les ordres que Bonaparte va envoyer dans toutes les directions, on demeure pantois. Les moindres détails sont prévus, jusqu’au nombre de paires de bas que chaque homme devra emporter...
Le 26 mars, il écrit au ministre de l’Intérieur : « Je vous prie, en conséquence, de vouloir bien donner l’ordre aux citoyens, dont la liste est ci-jointe, de se tenir prêts à partir au premier ordre qu’ils recevront... » Les « citoyens » ainsi cavalièrement désignés n’étaient point des militaires, mais des savants, égyptologues, astronomes, géomètres, naturalistes, minéralogistes. Le plus célèbre d’entre eux était Monge, à qui, l’un des premiers, Bonaparte avait confié ses projets en le priant de lui procurer des caractères typographiques arabes. La mission accomplie, Bonaparte lui demanda de lui trouver des interprètes. Monge obéit. Mais, lorsque le général lui fit part de son désir de le prendre avec lui, le savant refusa : il avait cinquante-deux ans et jamais sa femme ne l’autoriserait à partir. Bonaparte n’insista pas et alla rendre visite à Mme Monge. La domestique qui lui ouvrit la porte prit ce gringalet pour un élève du professeur. L’erreur dissipée, le général attaqua Mme Monge qui, bien à contrecoeur, finit par s’incliner.
Le chimiste et médecin Claude-Louis Berthollet accepta lui aussi de courir l’aventure. En Égypte, non seulement il rendra par sa science d’immenses services à l’expédition, mais ses études sur les Grands Lacs lui permettront d’établir les lois des combinaisons qui conserveront son nom.
Brusquement, entre deux ordres lancés vers Toulon, Brest ou Gênes, Bonaparte apprend par Louise Compoint, femme de chambre que Joséphine a congédiée, la randonnée amoureuse de son épouse et d’Hippolyte Charles de Paris à Milan pour venir le retrouver un an
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