Bonaparte
bâtiments pour les transporter en Égypte ou en France ? Que diable m’ont-ils fait là ?
Eugène et Croisier essayent de se défendre :
— Nous étions seuls au milieu de nombreux ennemis et ne nous avez-vous pas recommandé d’apaiser le carnage ?
— Oui, sans doute, réplique Bonaparte, pour les femmes, les enfants, les vieillards, les habitants paisibles, mais non pas pour des soldats armés ; il fallait mourir et ne pas m’amener ces malheureux.
Et il répète avec force :
— Que voulez-vous que j’en fasse !
On fait asseoir les prisonniers pêle-mêle devant les tentes. On leur donne un peu de biscuit et de pain prélevés sur les provisions déjà fort maigres de l’armée. Puis on leur attache les mains derrière le dos.
Bonaparte tient conseil avec tous les divisionnaires. Un conseil qui se prolongera durant plusieurs heures. Que faire de ces trois ou quatre mille hommes ?
— Renvoyons-les en Égypte ?
— Il faudrait leur donner une nombreuse escorte et notre petite armée au milieu d’un pays ennemi en serait trop affaiblie. Comment d’ailleurs les nourrir avec leur escorte jusqu’au Caire, sur une route ennemie que nous venons d’épuiser ?
— Faut-il les embarquer ?
— Où sont les navires ? Où en trouver ? Tous les instruments d’optique braqués sur la mer n’y découvrent jamais une seule voile hospitalière.
— Peut-on leur rendre la liberté ?
— Mais ces hommes iront tout de suite à Saint-Jean-d’Acre renforcer le pacha, ou bien ils se jetteront dans les montagnes de Naplouse, nous feront beaucoup de mal sur nos arrières et sur notre flanc droit et nous donneront la mort pour prix de la vie que nous leur aurons laissée. Cela est incontestable. Qu’est-ce qu’un chien de chrétien pour un Turc ?
Et trois jours passèrent ainsi. Le quatrième, Bonaparte prend une décision sans appel : le massacre – sauf pour quatre à cinq cents Égyptiens et artilleurs turcs que Ton espère pouvoir enrégimenter.
Berthier essaye de démontrer à son chef la cruauté de cet ordre. Les prisonniers n’ont-ils pas été admis à « une sorte d’hospitalité » dans le camp français ?
— Tenez, répond Bonaparte en lui montrant un couvent de capucins, entrez-là, et si vous m’en croyez, n’en sortez jamais.
Et il ajoute :
— Allons, monsieur le major général, faites exécuter mes ordres, entendez-vous ?
Et ce fut la tuerie.
On conduit les hommes entravés au bord de la mer : le premier jour – le 8 mars –, on fusille. Certains, nous raconte Bourrienne, « parvinrent à gagner à la nage quelques récifs assez éloignés pour que la fusillade ne pût les atteindre. Les soldats posaient leurs armes sur le sable et employaient, pour les faire revenir, les signes égyptiens de réconciliation en usage dans le pays. Ils revenaient, mais à mesure qu’ils avançaient, ils trouvaient la mort et périssaient dans les flots. »
Puis, durant trois autres jours, afin d’épargner la poudre, les baïonnettes achèvent le travail. Écoeuré et révolté, Peyrusse, le futur trésorier de l’Empire, alors adjoint au payeur général, écrivit à sa femme : « Que dans une ville prise d’assaut, le soldat effréné pille, brûle et tue tout ce qu’il rencontre, les lois de la guerre l’ordonnent et l’humanité jette un voile sur toutes ces horreurs ; mais, que deux ou trois jours après un assaut, dans le calme de toutes les passions, on ait la froide barbarie de faire poignarder trois mille hommes qui se sont livrés à notre bonne foi, la postérité fera sans doute justice de cette atrocité, et ceux qui en auront donné l’ordre auront leur place parmi les bourreaux de l’humanité... On a trouvé parmi les victimes beaucoup d’enfants qui, en mourant, s’étaient attachés aux corps de leurs pères. Cet exemple va apprendre à nos ennemis qu’ils ne peuvent compter sur la loyauté française, et, tôt ou tard le sang de ces trois mille victimes retombera sur nous... »
Il « retomba » dès le lendemain...
Le 11 mars, la peste commence ses terribles ravages. Sept à huit cents hommes vont périr. Ce même jour, Bonaparte, suivi de son état-major, vient visiter les hôpitaux – ce qui permettra un jour à Gros de peindre son fameux tableau.
Napoléon se joue de la mort et de la vie. Avec le même calme que les jours précédents où il avait ordonné l’atroce carnage, il risque aujourd’hui son existence. « Se trouvant dans une chambre étroite et
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