Bonaparte
Mais pas de femmes : l’affaire est trop grave. Partons !
Et il saute sur le cheval de l’amiral. La pluie a cessé, le vent d’ouest a dégagé le ciel, mais il fait froid et humide. « Je l’ai vu, racontera plus tard Couture, je le vois encore dans le jardin des Tuileries, partant pour Saint-Cloud, le visage basané, maigre et long, les cheveux plats coupés à deux pouces de l’oreille, le petit chapeau, le pantalon jaune, sur lequel s’étale une large tache à l’extérieur de la cuisse gauche, le petit uniforme, la botte à demi-jambe, et sous lui, un cheval de haute taille dont la robe était d’un gris fer et dont la tête était blanche, le général enfin, tel de sa personne, sans embonpoint alors... »
En passant par les Champs-Élysées, peut-être Bonaparte a-t-il pensé aux Parisiens toujours cabrés, à l’image des chevaux de Marly ? Quelles seront leurs réactions en se voyant imposer un nouveau régime ?
La route de Paris à Saint-Cloud est couverte d’officiers à cheval, de curieux, de voitures remplies de députés, de fonctionnaires, de journalistes – et surtout de troupes marchant en tenue de campagne. Les cuirassiers – on disait les gros talons – trottent lourdement et les canons – car il y avait des canons... – font en roulant un bruit d’enfer. Tous montent la rampe qui conduit aujourd’hui à l’entrée de l’autoroute de l’Ouest. Suivant les ordres conçus par Bonaparte, ils vont prendre position autour du château. Les grenadiers du Directoire et des Cinq-Cents font la haie dans la première cour, tandis que derrière eux se trouvent massées quatre compagnies de grenadiers parisiens et qu’une demi-brigade d’infanterie monte la garde près de la grande grille. La troupe bivouaque sous le pâle soleil, car il ne fait toujours pas chaud. Les conversations marchent bon train et cela permet de faire le point. Les soldats de la garnison de Paris ne mâchent pas leurs mots et s’exclament :
— Il est temps de f... dehors tous ces orateurs ; avec leur bavardage, ils nous laissent depuis six mois sans solde et sans souliers ; nous n’avons pas besoin de tant de gouvernants !
La garde des Cinq-Cents n’a, elle, aucune raison de jeter bas ses maîtres.
— Soyez tranquilles et comptez sur nous, lancent les grenadiers aux députés qui se dirigent vers le château.
Les badauds regardent Bonaparte qui, à son tour, gravit la rampe. Arrivé dans la cour, il se renseigne. Quel est le pouls des adversaires et de ceux qui ont promis de le soutenir ? Les conversations sont, paraît-il, fort animées. La plupart ignorent les projets des conjurés. Quant aux initiés ils en parlent d’une manière vague. On va sauver la République, affirment les uns ; la perdre, répondent les autres. On rapporte à celui qui interroge déjà en maître, que les nombreuses guinguettes ont accueilli – et trop bien soigné – les députés. Principalement Hugues Destrem, secrétaire du Conseil des Cinq-Cents, qui s’est complètement « enluminé ». Tout à l’heure il entrera dans la salle la toque sur l’oreille, regardant insolemment de côté et d’autre, en disant, comme Danton :
— Voyez, j’ai encore ma tête sur mes épaules.
— Ce n’est pas ce que tu as de mieux, lui répondra en riant l’un de ses collègues.
Les salles de séance – le Grand Salon pour les Anciens, l’Orangerie pour les Cinq-Cents – ne sont, hélas, pas prêtes. Les députés – les deux assemblées mêlées – commencent un fâcheux congrès en plein air. Ils bavardent, tout en regardant avec inquiétude la profusion d’uniformes. Les Anciens semblent plus résignés, mais les Cinq-Cents parlent haut et ferme :
— Ah ! il veut être un César, un Cromwell !... Il faut que cela se décide !
Les Anciens mollissent. Ceux qui font partie du complot n’osent plus parler aussi ouvertement. Un vent d’opposition commence à se lever. Vers une heure – on l’annonce à Bonaparte – le Conseil des Anciens, précédé de sa musique qui exécute la Marseillaise, entre dans le Grand Salon. Les conjurés essayent d’amuser le tapis. Tous savent que rien ne commencera vraiment avant que les Cinq-Cents puissent entrer en séance.
Le général Thiébault arrive de Paris et pénètre dans le salon où se tiennent les aides de camp. Soudain, la porte s’ouvre. C’est Bonaparte.
— Qu’on aille chercher le chef de bataillon X..., lance-t-il.
« Un aide de camp, racontera Thiébault,
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