Bonaparte
rapportera Coignet, salue tout le monde, nous fait mettre en bataille, et parle aux chefs. Il était à pied, il avait un petit chapeau et une petite épée... »
Sans doute trop revigoré par cet accueil, entre-t-il avec plus de violence qu’il n’en faudrait – et même avec colère – dans le Grand Salon. « Et cela ne me donna pas une bonne opinion de ce qu’il allait dire, nous raconte Bourrienne dont le témoignage a tout son prix. Le couloir par lequel nous pénétrâmes jusqu’au milieu de la salle était étroit ; nous tournions le dos à la porte ; Bonaparte avait le président à sa droite ; il ne pouvait le voir tout à fait en face. Je me trouvais à la droite du général ; et nos habits se touchaient ; Berthier était à sa gauche. »
Bonaparte commence à parler :
— Représentants du peuple, si j’avais voulu opprimer la liberté de mon pays, si j’avais voulu usurper l’autorité suprême, je ne me serais point rendu aux ordres que vous m’avez donnés, je n’aurais pas eu besoin de recevoir cette autorité du Sénat... Je vous le jure, représentants du peuple, la patrie n’a pas de plus zélé défenseur que moi ; je me dévoue tout entier pour faire exécuter vos ordres. Mais c’est sur vous seuls que repose son salut, car il n’y a plus de Directoire, quatre des membres qui en faisaient partie ont donné leur démission et le cinquième a été mis en surveillance pour sa sûreté. Les dangers sont pressants, le mal s’accroît...
— Et la Constitution ? hurle Lenglet.
— La Constitution ? reprend Bonaparte, elle est invoquée par toutes les factions et elle a été violée par toutes ; elle est méprisée par toutes ; elle ne peut être pour nous un moyen de salut parce qu’elle n’obtient plus le respect de personne. La Constitution ? n’est-ce pas en son nom que vous avez exercé toutes les tyrannies ? Et aujourd’hui encore c’est en son nom que l’on conspire. Je connais tous les dangers qui vous menacent...
— Vous venez de l’entendre, Représentants du peuple, s’exclame l’un des complices – Cornudet. Celui à qui vous avez décerné tant d’honneurs, à qui vous avez tant de fois transmis les expressions et la reconnaissance nationale, celui devant qui l’Europe et l’univers se taisent d’admiration est là, c’est lui qui vous atteste l’existence de la conspiration : sera-t-il regardé comme un vil imposteur ?
Des cris fusent :
— Qu’il nomme les conspirateurs ! Oui, nommez, nommez !
— S’il faut s’expliquer tout à fait, s’il faut nommer les hommes, réplique Bonaparte, je les nommerai. Je dirai que les directeurs Barras et Moulins m’ont proposé de me mettre à la tête d’un parti tendant à renverser tous les hommes qui ont des idées libérales.
— Il faut créer un comité général pour entendre ces révélations, crient les uns.
— Non, non, s’exclament d’autres représentants, point de comité général ! On vient de dénoncer les conspirateurs, il faut que la France entende tout !
On demande alors à Bonaparte d’entrer dans le détail des vagues accusations qu’il vient de formuler contre Barras et Moulins :
— Vous ne devez plus rien cacher !
« C’est alors, poursuit Bourrienne, que ces interruptions, ces apostrophes, ces interrogations le troublèrent, et il se crut perdu. Au lieu de donner des explications sur ce qu’il avait dit, il accusa de nouveau... Qui ? Le Conseil des Cinq-Cents qui veut « des échafauds, les comités révolutionnaires, la Révolution tout entière ».
Il bredouille même :
— Si je suis un perfide, soyez tous des Brutus... Je déclare que, ceci fini, je ne serai plus rien dans la République que le bras qui soutiendra ce que vous aurez établi !
Les Anciens veulent bien être des Brutus, mais exigent d’autres noms que ceux des deux Directeurs démissionnaires. Comment Bonaparte pourrait-il en donner, puisque le prétendu complot terroriste n’existe pas ? Il se trouble, se sent ridicule et de plus en plus lamentable. Son discours devient vite une manière de conversation débridée, menée à bâtons rompus avec le président. Si les questions posées par celui-ci sont claires et précises, les réponses, de Bonaparte sont « ambiguës et entortillées ». Après avoir évoqué ses frères d’armes et sa franchise de soldat, il parle de « volcans, d’agitations sourdes, de victoires, du 18 fructidor, de César, de Cromwell, de tyran ». À plusieurs reprises,
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