Bonaparte
on l’entendra affirmer, dans le tumulte qui monte :
— Je n’ai plus que cela à vous dire.
« Et il ne disait rien, constate Bourrienne désespéré, ou pas grand-chose. » On devine, plus qu’on ne comprend : « Liberté... Egalité... hypocrites... intrigants... Je ne le suis pas... J’abdiquerai le pouvoir, aussitôt que le danger qui menace la République sera passé... »
« On ne peut véritablement pas s’en faire une idée à moins d’avoir été présent, racontera Bourrienne. Il n’y avait pas la moindre suite dans tout ce qu’il balbutiait, il faut bien le dire, avec la plus inconcevable incohérence, Bonaparte n’étant point orateur. On peut bien supposer qu’il était plus accoutumé au bruit des batailles qu’à celui des discussions de tribune. Sa place était plutôt devant une batterie que devant le fauteuil du président d’une assemblée. »
Soudain, Bonaparte cesse de balbutier : il semble avoir trouvé un sujet et se met à menacer les représentants :
— Et si quelque orateur payé par l’étranger parlait de me mettre hors la loi, que la foudre de la guerre l’écrase à l’instant ! S’il parlait de me mettre hors-la-loi, j’en appellerais à vous, mes braves compagnons d’armes !
Il se tourne vers les quelques grenadiers demeurés au seuil de la porte :
— À vous, braves soldats, que j’ai tant de fois menés à la victoire ! À vous, braves défenseurs de la République, avec lesquels j’ai partagé tant de périls pour affermir la liberté et l’égalité ! Souvenez-vous que je marche accompagné du dieu de la Victoire et du dieu de la Fortune.
C’est là une phrase qu’il avait lancée avec succès au Diwan du Caire, mais, à Saint-Cloud, l’effet produit est déplorable, Bourrienne le tire par la manche et lui murmure – du moins il l’affirmera :
— Sortez, général, vous ne savez plus ce que vous dites !
Bonaparte balbutie encore quelques mots, puis s’exclame en se dirigeant vers la porte :
— Qui m’aime me suive !
Mais personne ne le suit que Bourrienne et Berthier... Aux Cinq-Cents, en dépit de la présidence de Lucien, c’est bien pis ! Dès l’entrée de Bonaparte, alors qu’il n’a encore rien dit, sa seule présence déclenche les hostilités. Les « tapedurs » de la Montagne se jettent sur lui, le martellent à coups de poing. Au milieu des cris poussés avec fureur par les Cinq-Cents, on, devine :
— Hors la loi le dictateur ! À bas le dictateur !
— Quoi ! des baïonnettes, des sabres, des hommes armés ici !
— Mourons à notre poste ! Vive la République et la Constitution de l’an III !
« Il était tellement pressé entre les députés, son état-major, les grenadiers qui s’étaient précipités à l’entrée de la salle, raconte Lavalette, que je crus un instant qu’il allait être étouffé. Il n’y avait pas moyen d’avancer ou de reculer... »
Députés, spectateurs et soldats se battent maintenant comme des chiffonniers ; un des représentants se prend même le pied dans sa toge et tombe de tout son long. Au pied de la tribune se déroule une scène d’une violence inouïe. Les grenadiers se frayent un chemin pour venir dégager leur chef pris à partie par l’énorme Destrem – le député au visage enluminé – qui hurle aux oreilles de Napoléon :
— Est-ce donc pour cela que tu as vaincu ?
Destrem, dont on dit qu’un « coup de sa main » valait « un coup de poing d’un autre », empoigne le chétif Bonaparte par l’épaule au moment où celui-ci, à demi évanoui et ne se rendant plus compte de rien, est enfin dégagé et emmené par ses soldats. C’est une effroyable déroute ! Dans la pièce qui précède la salle du conseil, la confusion est telle que certains grenadiers perdent leurs bonnets et leurs armes.
Lucien essaye de défendre son frère :
— Il est naturel de croire que la démarche du général, qui a paru exciter de si vives inquiétudes, n’a pour objet que de rendre compte de la situation des affaires ou de quelques objets intéressant la chose publique ; il venait remplir l’obligation que ses fonctions lui imposent. Mais je crois qu’en tout cas nul de vous ne peut soupçonner...
Un député l’interrompt :
— Bonaparte s’est conduit en roi !
— Aucun de vous, poursuit Lucien, ne peut soupçonner de projets liberticides celui qui...
Une voix de stentor l’interrompt :
— Bonaparte a perdu sa gloire ! Je le voue à l’opprobre, à
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