Bonaparte
partit à l’instant et, peu après, revint avec ce chef de bataillon.
« Prévenu, le général Bonaparte reparut, et s’adressant avec la plus grande dureté à cet officier supérieur :
— Par quel ordre, lui dit-il, avez-vous déplacé tel poste ?
« Et l’officier nomma la personne qui lui avait donné cet ordre, observant que ce n’était pas le premier ordre qu’il eût reçu d’elle. La réponse avait été très convenable et, venant d’un officier supérieur, méritait considération, ce qui n’empêcha pas le général Bonaparte de reprendre sur le ton de la plus vive colère :
— Il n’y a d’ordres ici que les miens ; qu’on arrête cet homme et qu’on le mette en prison.
« Quatre ou cinq des séides présents poussant le zèle jusqu’à la brutalité, se jetèrent sur le chef de bataillon et l’entraînèrent... Je fus révolté ; d’autres sans doute le furent, mais ils surent se taire. Assez peu maître de moi à cette époque, je n’eus pas tant de sagesse :
— Et c’est pour être témoins de tels actes que nous sommes ici !
« Vu que personne n’ouvrit la bouche, que même les figures se rembrunirent, et que quelques-uns de mes voisins eurent l’air de s’éloigner de moi, ma tête achevant de se monter, et malgré le silencieux exemple d’un grand nombre de mes chefs, j’ajoutai :
— Comme de tels actes ne peuvent me convenir, je retourne à Paris.
« À ce moment, César Berthier, qui venait d’entrer dans le salon et qui m’avait entendu, se jeta sur moi, en disant :
— Général Thiébault, que faites-vous ?
— Vous êtes bon de le demander, répliquai-je, ne l’ai-je pas dit assez haut ?... »
Et Thiébault repartit pour Paris.
L’Orangerie est enfin prête. Il est déjà trois heures. Les Cinq-Cents ont revêtu leur toge et leur ample manteau rouge. Ils s’installent... et c’est immédiatement la tempête. Les cris montent :
— Point de dictature ! Nous sommes libres ici ! Les baïonnettes ne nous effrayent pas !
Le président – Lucien Bonaparte – essaie, mais en vain, de rétablir un semblant de calme. Fort heureusement, ces messieurs, qui se prennent pour des Romains, ont une prédilection pour les « scènes à effet ». L’un d’eux propose de prêter serment à la Constitution de l’an III. Peut-être un sang nouveau va-t-il être ainsi infusé au Directoire agonisant ? Lucien s’incline. Dans le dessein de gagner du temps, il est prêt à jurer fidélité au régime qu’il renversera tout à l’heure au profit de son frère. Chaque député monte donc à la tribune, étend le bras droit dans un joli mouvement de toge, prononce son serment et regagne sa place. Il est d’usage, lorsqu’on arrive au nom de Roberiot, l’un des malheureux ambassadeurs de Rastadt, de crier d’un ton sépulcral :
— Égorgé par la maison d’Autriche !
Tous les rites sont scrupuleusement respectés. Il y en a au moins pour cinq heures d’horloge !... Lavalette, témoin de la scène, va prévenir Bonaparte qu’il trouve se promenant avec assez d’agitation dans une pièce qui n’a pour tous meubles que deux fauteuils. Sieyès est seul avec lui, assis près de la cheminée, devant « un fagot d’auberge » qu’il tisonne avec un morceau de bois, car il n’y a même pas de pincettes.
— Eh bien ! s’exclame Bonaparte après avoir écouté son aide de camp, vous voyez ce qu’ils font !
— Ho ! ho ! répond lentement Sieyès, jurer une partie de la constitution passe, mais toute la constitution, c’est trop !
Lavalette se retire dans la pièce voisine où il trouve Berthier et une trentaine d’officiers. Toutes les figures se sont allongées et, lorsque l’aide de camp raconte tout bas au chef d’état-major ce qui est en train de se passer aux Cinq-Cents, il le voit pâlir... L’affaire s’engage mal. Tout à coup, les deux battants de la porte s’ouvrent avec fracas. Bonaparte paraît, battant le parquet de sa cravache :
— Il faut en finir !
S’il n’intervient pas personnellement, tout est perdu ! Il décide de commencer par les Anciens. Ce sont eux, espère-t-il, qui entraîneront les Cinq-Cents ! Il se trouve déjà sorti de la pièce. Tous se précipitent sur ses pas et arrivent dans la cour où un régiment d’infanterie, venu de Paris, vient de se ranger en ordre de revue. On entend aussitôt crier : Vive Bonaparte ! tandis que les tambours battent aux champs. « Il passe devant un beau corps de grenadiers,
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