Bonaparte
l’exécration des républicains.
Des cris d’approbation fusent sur tous les bancs. Une autre exclamation couvre le tumulte :
— Je demande que le général Bonaparte soit traduit à la barre pour y rendre compte de sa conduite.
— Et moi, s’exclame Lucien, je demande à quitter le fauteuil !
Lucien abandonne sa place au-dessous de la tribune, laissant la présidence à Chazal. Mais les choses ne s’arrangent pas pour autant. La confusion augmente, les cris redoublent et c’est enfin la proposition qui avait autrefois détrôné Robespierre :
— Aux voix, la mise hors la loi du général Bonaparte !
Lucien quitte alors sa place de député, remonte à la tribune et – théâtral, ainsi que l’exige l’époque – enlève sa toque et sa toge en déclarant :
— Il n’y a plus ici de liberté. N’ayant plus le moyen de me faire entendre, vous verrez au moins votre président, en signe de deuil public, déposer ici les marques de la magistrature populaire.
On le supplie de rester : il cède.
Bonaparte et Sieyès sont toujours dans le Grand Cabinet. En apprenant que l’apprenti dictateur se trouve maintenant hors la loi, l’abbé se retourne vers Bonaparte :
— Ils rêvent 93 !... Ils nous mettent hors la loi ! Eh bien, général, contentez-vous de les mettre hors la salle.
Bonaparte dégaine, brandit son épée, ouvre la fenêtre et hurle :
— Aux armes !
Une seconde plus tard, le héros d’Italie apparaît dans la cour en criant :
— Mon cheval !
En voyant réapparaître son animal gris fer qui rue, piaffe et se cabre, Bonaparte qui n’a jamais été un cavalier brillant a un sursaut. Deux hommes ont du mal à maintenir la bête. Non sans difficulté, le général l’enfourche et essaie de cavalcader noblement. Dans sa fièvre il égratigne les boutons qui couvrent ses joues. Il saigne, ce qui lui permet d’affirmer que les Cinq-Cents ont voulu l’assassiner. Les soldats semblent prêts à « franchir le Rubicon », mais les grenadiers du Corps législatif sont hésitants. Il est plus de cinq heures, le jour baisse, une froide brume de novembre noie le parc, le ciel est de plus en plus couvert, il faut en finir avant la nuit. Lucien vient de faire passer à son frère un appel angoissé : « Avant dix minutes, il faut interrompre la séance où je ne réponds plus de rien. »
Bonaparte donne enfin des ordres précis.
Quelques instants plus tard, un peloton de grenadiers fait irruption dans la salle des séances. Lucien se demande d’abord si tout n’est pas perdu. Son frère a-t-il manqué son coup ? Vient-on l’arrêter ? Vient-on le délivrer ?
— Vous me parliez de réconciliation, lance-t-il aux députés, et vous me faites arrêter !
Mais les grenadiers se contentent de le conduire auprès de Bonaparte et de Sieyès. Pendant ce temps, dans la cour du château, le général Sérurier a tenté de galvaniser ses troupes :
— Les Anciens se sont réunis à Bonaparte, les Cinq-Cents ont voulu l’assassiner !
Une affaire de « civils » ! Les grenadiers sont demeurés impassibles. Puis Bonaparte leur a expliqué :
— J’allais leur indiquer les moyens de sauver la République et ils ont voulu m’assassiner !
Se tournant vers les grenadiers, il demande :
— Soldats, puis-je compter sur vous ? Je vais mettre les députés à la raison !
Le silence lui a répondu. Mais tout va changer avec l’arrivée de Lucien, puisque « l’apparence de la légalité » est ainsi venue rejoindre les conjurés. Plus prompt que son frère, Lucien ordonne :
— Un cheval pour moi, général !... Un cheval !... et un roulement de tambour !
Il saute à cheval et lance :
— Citoyens, soldats ! Le président du Conseil des Cinq-Cents vous déclare que l’immense majorité de ce conseil est dans ce moment sous la terreur de quelques représentants du peuple à stylets, qui assiègent la tribune, présentent la mort à leurs collègues et enlèvent les délibérations les plus affreuses. Je vous déclare que ces audacieux brigands, sans doute soldés par l’Angleterre, se sont mis en rébellion contre le Conseil des Anciens, et ont osé parler de mettre hors la loi le général chargé de l’exécution de son décret ; comme si nous étions encore à ce temps affreux de leur règne, où ce mot : hors la loi, suffisait pour faire tomber les têtes les plus chères à la patrie. Je vous déclare que ce petit nombre de furieux se sont mis eux-mêmes hors la loi par leurs attentats
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