Bonaparte
III !
Lucien tire alors son épée et l’appuie sur la poitrine de Bonaparte en criant :
— Je jure de percer le sein de mon propre frère si jamais il porte atteinte à la liberté des Français !
Le geste a emporté les dernières hésitations. La garde acclame l’orateur et Bonaparte peut donner l’ordre de marcher. Les tambours battent le pas de charge. C’est le glas du régime. Quelques secondes plus tard, le général Leclerc entre dans l’Orangerie. À la porte on voit luire les baïonnettes :
— Citoyens représentants, dit Leclerc, on ne peut plus répondre de la sûreté du Conseil. Je vous invite à vous retirer.
Un des députés – Blin – s’avance vers les grenadiers et s’écrie :
— Soldats, qui êtes-vous, et que venez-vous faire ici ? Vous n’êtes que les gardiens de la représentation nationale, et vous osez attenter à sa sûreté et à son indépendance, sans songer que vous ternissez les lauriers cueillis par vous au champ de la victoire...
Leclerc reprend alors d’une voix de stentor :
— Représentants, retirez-vous, le général a donné l’ordre !
Puis, comme les députés ne semblent pas devoir obéir, il crie :
— Grenadiers, en avant ! Tambours, la charge !
Tandis que Murat, se retournant vers ses hommes lance un commandement moins réglementaire :
— Foutez-moi tout ce monde-là dehors !
Puis, s’adressant aux députés :
— Citoyens, leur dit-il, vous êtes dissous !
Avec rage les tambours frappent sur leurs caisses. Au pas de course, le colonel Dujardin et ses grenadiers traversent « le sanctuaire des lois ». Lorsqu’ils sont arrivés au bout de la pièce ils font demi-tour et foncent vers ceux qu’ils appellent les « pigeons battus ». C’est aussitôt, au milieu d’un nuage de poussière, un sauve-qui-peut général. Les Cinq-Cents enjuponnés, ridicules dans leur déguisement romain, sautent par les fenêtres, se perdent dans le parc. Quelques récalcitrants s’accrochent à leurs sièges ; les soldats les prennent à bras-le-corps et les déposent à l’extérieur. Ceux qui résistent par trop sentent l’acier des baïonnettes leur caresser l’échiné.
« Nous voyons, racontera le capitaine Coignet, de « gros monsieurs » qui passaient par les croisées ; les manteaux, les beaux bonnets et les plumes tombaient par terre ; les grenadiers arrachaient les galons de ces beaux manteaux. »
Dehors, c’est la déroute, une fuite éperdue dans la nuit qui tombe sur les bosquets. Pour courir plus vite, les députés – « les factieux intimidés », dira Bonaparte – abandonnent leurs défroques dans les sauts-de-loup et sur les pelouses, taches pourpres traînant dans le brouillard...
À un député expulsé, errant tristement dans le jardin, Réal lance au passage :
— La farce est jouée !
Cette farce rend quelque importance aux Anciens que l’on a presque oubliés. « Incarnant par le fait toute la représentation nationale », ainsi que le leur affirme le président gagné à la conspiration, ils adoptent le décret suivant :
« Le Conseil des Anciens, attendu la retraite (sic) du Conseil des Cinq-Cents, décrète ce qui suit : Quatre des membres du Directoire exécutif ayant donné leur démission et le cinquième étant mis en surveillance, il sera nommé une commission exécutive provisoire, composée de trois membres. »
Ce n’est pas encore le Consulat. Le mieux ne serait-il pas d’essayer de retrouver quelques « Cinq-Cents », même sans leurs jupes ? Les huissiers partent à la découverte, vont dans les guinguettes des environs, cherchent à gauche et à droite et, bientôt, peuvent réunir une bonne poignée de députés qui, en attendant d’obtempérer aux ordres, somnolent sur les banquettes de l’Orangerie. Peu après, Lucien monte à la tribune :
— Cet ancien palais des rois où nous siégeons en cette nuit solennelle atteste que la puissance n’est rien et que la gloire est tout. Si nous sommes indignes aujourd’hui du premier peuple de la terre ; si, par des considérations pusillanimes et déplacées, nous ne changeons pas l’affreux état où il se trouve ; si nous trompons ses espérances, dès aujourd’hui nous perdons notre gloire et nous ne garderons pas longtemps notre puissance : lorsque la mesure des maux se comble, l’indignation des peuples s’approche.
Les députés ont cessé d’être récalcitrants, ils sont prêts à tout, et pour le prouver ils commencent par exprimer leur
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