Bonaparte
révolutionnaire – aussi les magasins sont-ils fermés et – il fait plus doux que la veille – les Parisiens, entre deux ondées, se promènent, lisent les affiches et commentent les nouvelles. Sans doute certains demeurent-ils méfiants, mais plus nombreux sont ceux qui arborent un sourire radieux. Un poids semble enlevé des poitrines. On respire... et, s’il faut en croire les journaux – tel l’Ami des Lois – « l’on s’embrassait sur les places publiques avec une effusion qui tenait du délire ». Mme Reinhard le dira de son côté :
« Le peuple est en liesse, et croit avoir reconquis la liberté. »
Le soir, en dépit de la pluie et d’un vent assez fort, tout Paris illumine, des cortèges d’officiers publics – commissaires et juges de paix – et de troupes précédés de leur musique parcourent la ville pour lire à la clarté des torches la loi votée la nuit précédente et créant le Consulat. Des cris de Vive la République ! Vive Bonaparte ! Vive la Paix ! interrompent le discours. Dans les théâtres on applaudit des vers de circonstance – tels ceux-ci récités au théâtre Favart :
Plus de tyrans et plus d’esclaves
Trop longtemps ma noble patrie
Ploya sous un joug détesté,
Et le courage et le génie
Ont reconquis la liberté.
Et la province ? Dans les grandes villes, on applaudit Bonaparte et l’on conspue le régime défunt. Dans les petites villes, l’accueil est plus mitigé. On voit même des fonctionnaires refuser d’enregistrer la loi votée dans la nuit du 19 au 20 brumaire. Il n’y a cependant, dans la population, aucune véritable résistance. On en a tant vu depuis dix ans !
Le 11 novembre, dès dix heures du matin, après une nuit assez brève, Bonaparte, en civil – redingote d’un gris sombre, chapeau de castor noir – a pris place dans une voiture fort simple, entourée seulement par six dragons. C’est en ce modeste équipage qu’il se rend au Luxembourg pour son premier acte de chef d’État. Aux abords du palais, quelques badauds crient : Vive Bonaparte ! Il semble n’avoir pas entendu et donne l’ordre d’arrêter sa voiture devant la porte du Petit Luxembourg, demeure de Sieyès.
À midi, après une conversation avec « l’abbé », a lieu la première réunion entre les trois consuls. Roger Ducos, ex-juge de paix, un peu surpris de se trouver encore chef d’État, déclare, en s’inclinant vers Bonaparte :
— Il est bien inutile d’aller aux voix pour la présidence, elle vous appartient de droit.
Sieyès fait la grimace et se mord les lèvres. Bonaparte, avec adresse, propose une présidence par roulement et par vingt-quatre heures. L’ordre alphabétique lui permet de prendre aussitôt le fauteuil pour cette séance historique. On nomme immédiatement les ministres. Cambacérès, qui depuis longtemps prépare un code civil, conserve le ministère de la Justice. Maret est nommé secrétaire général des consuls. En attendant que Talleyrand prenne sa place, Reinhard garde les Affaires étrangères. Berthier, l’homme de confiance, est nommé à la Guerre. Laplace reçoit le ministère de l’Intérieur, et celui de la Police générale est accordé à Fouché :
— Je sais qu’il n’a point rompu avec ses amis les terroristes, dit Bonaparte, il les connaît ; sous ce point de vue il nous sera utile.
Pour les Finances, Sieyès propose un homme ayant fait ses preuves. Déclinant jusqu’à présent toutes les offres, Gaudin se réservait pour l’avènement d’un « gouvernement sérieux ». Sieyès l’a fait appeler dès le matin et Gaudin attend dans un cabinet tout proche de la salle des délibérations.
Pour la première fois, il rencontre Bonaparte. Il remarque, comme tout le monde, la maigreur et le teint jaune du jeune général, mais également son activité et l’extraordinaire acuité de ce regard... « Je trouvai en effet un personnage qui ne m’était connu que par la haute renommée qu’il s’était déjà acquise, dira Gaudin ; d’une taille peu élevée, vêtu d’une redingote grise, extrêmement maigre, le teint jaune, l’oeil de l’aigle, les mouvements vifs et animés. Il donnait, lorsque j’entrai, des ordres au commandant de la garde. » L’officier s’étant retiré, Napoléon vient à lui « de l’air le plus gracieux » :
— Vous avez longtemps travaillé dans les finances ?
— Pendant vingt ans, général, répond Gaudin.
— Nous avons grand besoin de votre secours, et j’y compte.
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