Bonaparte
vous arriverez au noble but que vous vous proposez, la régénération de la France.
— Savez-vous, Bourrienne, dira Bonaparte à son secrétaire, que Talleyrand est de bon conseil ; c’est un homme de grand sens.
— Général, c’est l’opinion de tous ceux qui le connaissent,
— Talleyrand n’est pas maladroit, il m’a pénétré. Ce qu’il me conseille, vous savez bien que j’ai envie de le faire.
Ainsi fait-on : on vote la création de deux consuls figurants – ils ne seront que les deux bras du fauteuil du Premier Consul.
Il s’agit maintenant d’élire les trois consuls : un étalon de décalitre, placé sur une table, sert d’urne. Pendant le scrutin, Bonaparte adossé à la cheminée, se chauffe. Au moment où on va commencer le dépouillement il s’avance vers la table, ramasse les bulletins, et, se tournant vers Sieyès il dit gravement :
— Au lieu de dépouiller, donnons un nouveau témoignage de reconnaissance au citoyen Sieyès en lui décernant le droit de désigner les trois premiers magistrats de la République, et convenons que ceux qu’il aura désignés seront censés être ceux à la nomination desquels nous venons de procéder.
Les bulletins sont bien vite brûlés. La Constitution de l’an VIII est faite : Sieyès s’élimine lui-même – Bonaparte le regrettera plus tard – Roger Ducos, se rendant compte qu’il ne fait pas le poids, s’efface et Bonaparte « désigné » par Sieyès, va choisir lui-même ses deux assesseurs-satellites. Il nomme d’abord Cambacérès qui a été président du Salut public et dont on disait qu’il était le plus propre à mettre de la gravité dans la bassesse... Talleyrand lui conseille ensuite de désigner Charles-François Lebrun, qui représente en quelque sorte ce qu’il y a de bon dans le passé, c’est-à-dire le « despotisme éclairé » à la sauce voltairienne.
Bonaparte ne connaît pas ce dernier et interroge Roederer :
— Qu’était Lebrun ?
— Il a d’abord été secrétaire du chancelier Maupeou, répond Roederer, ensuite homme de lettres distingué, constituant, président de l’administration de Versailles et législatif.
— Qu’a-t-il fait comme homme de lettres ?
— Il a traduit Homère et le Tasse.
— Quelle réputation a-t-il ?
— Il a passé pour royaliste, mais il a toujours eu et toujours justifié la confiance des patriotes. Quand une fois il s’est engagé à un parti, il y est fidèle, et il n’existe pas un homme plus sûr.
— N’est-il pas orléaniste ?
— À cent lieues de là !
— Fayettiste ?
— Encore moins !
— Est-il bon coucheur ?
— Excellent. C’est un homme modeste, paisible, doux, conciliant par nature.
— Il n’a pas la réputation de patriote ?
— Sachez franchir ces scrupules ; je me moquerais, à votre place, de ces réputations.
— Je ne demande que des hommes d’esprit, je me charge du reste... Lebrun est-il marié ?
— Je l’ignore, mais je le crois.
— Envoyez-moi ses oeuvres, je veux voir son style.
— Quoi ? Ses discours à l’assemblée constituante et législative ?
— Non, ses oeuvres littéraires.
— Et que verrez-vous là de décisif pour une place de consul ?
— Je verrai ses épitres dédicatoires.
— Pour le coup, conclut Roederer, voilà une curiosité à laquelle je ne m’attendais pas. J’ai souvent comparé vos questions sur les hommes et sur les choses à l’étude d’une poignée de sable que vous passez grain à grain à la loupe ; les épîtres dédicatoires de Lebrun sont le dernier grain de sable du tas.
Alors que Lebrun mènera un train de petit bourgeois, Cambacérès éclaboussera ses hôtes par son luxe royal. Cinquante à soixante laquais en livrée de drap bleu galonné d’or s’empresseront autour de ses invités – sans parler des nombreux maîtres d’hôtel, de soie vêtus. On mettra plaisamment ces mots dans la bouche de l’efféminé second magistrat de la République :
— J’allais voir les filles comme un autre, mais je n’y restais pas longtemps ; dès que mon affaire était finie, je leur disais : adieu Messieurs ! et je m’en allais.
Quant « au citoyen et à la citoyenne Bonaparte », ils vivront fort simplement. Nul apparat au Petit-Luxembourg. On campera encore. Les domestiques n’auront ni galons ni livrées. Il n’y aura qu’un seul maître d’hôtel – ce qui sera surprenant pour l’époque.
« J’ai dîné chez le Premier consul avec Madame Bonaparte, rapporte
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