Bonaparte
d’un aide de camp – plus tard, il sera précédé d’un chambellan. S’asseyant dans un fauteuil, dont les bras sont tailladés des coups de canif qu’il donne au cours des débats, il pose près de lui sa tabatière. Il prise d’ailleurs fréquemment et le chambellan de service doit toujours lui glisser à portée de la main une tabatière pleine.
Dès que les portes sont fermées au verrou, la séance commence. Si, par malchance, un conseiller n’ouvre pas assez discrètement sa tabatière, Napoléon la lui fait confisquer par l’huissier. Il se fait apporter la tabatière incriminée puis, après en avoir tiré deux ou trois prises, la jette dans son tiroir. Elle n’en ressort jamais. Aussi les conseillers, se munirent-ils de « tabatière du Conseil », vulgaires petites boîtes de carton qui ne valaient pas plus de quinze à vingt sous !...
Il écoute avec patience et attention, interroge d’une manière lapidaire, ne rougit nullement d’avoir à avouer ne rien connaître à certains problèmes. Il multiplie alors les questions, demandant le sens exact et la définition des mots qu’il ignore. Puis commencent les contradictions, objections et réfutations. La polémique demeure ouverte. À cette époque, il admet encore le débat – ce qu’il ne supportera plus quelques années plus tard. Et les ministres ou conseillers d’État parviennent encore, au début du Consulat, à imposer leur manière de voir.
« De ce que le Premier consul présidait toujours le Conseil d’État, rapporte le comte de Plancy, certaines personnes ont voulu inférer que cette assemblée était servile et lui obéissait en tout. Je puis au contraire affirmer que les hommes les plus éclairés de France, en toutes les spécialités qui la composaient, y délibéraient en toute liberté et que rien n’entravait jamais leurs discussions. Bonaparte s’attachait bien plus à profiter de leurs lumières qu’il ne prêtait attention à leurs opinions politiques. »
On l’entend parfois apostropher un conseiller :
— Voyons, vous qui êtes jacobin, donnez-nous votre opinion.
Puis il se tourne vers un autre membre du Conseil :
— Et vous, qui êtes royaliste, dites-nous quelle est la vôtre.
Il sait laisser dormir son instinct dominateur et demeure extraordinairement calme « portant jusqu’à l’excès la patience de tout entendre » :
— Je suis tantôt renard et tantôt lion. Tout le secret du gouvernement consiste quand il faut à être l’un ou l’autre.
Parfois la séance s’enlise : ou bien Napoléon tombe dans une profonde rêverie ou bien il se livre à de passionnantes divagations politiques étrangères au sujet. La discussion terminée, il prend longuement la parole, parlant « sans beaucoup de suite dans les idées, très incorrectement, revenant sans cesse, sur les mêmes tours de phrase », nous dit le royaliste duc de Broglie qui ne l’aimait point. Il est certain qu’il disait îles Philippiques pour Philippines, section pour session, point fulminant pour point culminant, rentes voyagères pour rentes viagères...
Chaque jour, il parvient à réunir plusieurs conseils où l’on agite tous les objets d’administration, de finances ou de jurisprudence. Certaines réunions se prolongent souvent jusqu’à cinq heures du matin, car il refuse d’abandonner une question sans que son opinion soit solidement faite. Certains conseillers ou ministres ont le plus grand mal à se plier à ce train d’enfer.
— Vous êtes un peu paresseux, déclare-t-il à l’un d’eux ; cependant il faut se hâter. Tout le monde crie après nous ; on nous accuse de ne pas aller assez vite en besogne.
Et il ajoute :
— Je conviens que c’est un terrible écheveau à démêler, mais il faut marcher, il faut marcher !
Parfois, après de nombreuses heures de délibération, il arrive que quelques conseillers, exténués, s’assoupissent – pour peu de temps, car ils ne tardent pas à être réveillés par les bourrades du Premier consul :
— Allons, citoyens, secouez-vous, leur dit-il. Il n’est que deux heures. Il faut bien gagner l’argent que la France vous donne !
Mais lui-même, parfois, ayant travaillé toute la nuit, s’endort en plein conseil. Il ne fait rien d’ailleurs pour se tenir éveillé. N’a-t-il pas le « sommeil à son commandement », comme le disait Thibaudeau. Les membres se retirent alors sans bruit.
Lorsque tout se sera écroulé, lorsqu’il ne sera plus qu’un
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