Bonaparte
je connaissais ce visage ». D’ailleurs, presque aussitôt, le Premier consul s’est repris :
— Bien, très bien riposté, lance-t-il en souriant. Oh ! la tête de la mère... À propos, et comment se porte-t-elle Mme Permon ?
— Mal, général, elle est fort souffrante. Depuis deux ans sa santé est même dérangée assez sérieusement pour nous donner de vives inquiétudes.
— Ah ! vraiment, c’est à ce point ! J’en suis fâché, très fâché... Vous lui ferez mes amitiés. C’est une mauvaise tête, une tête du diable ! Mais elle a du coeur et une âme généreuse.
Lorsque la jeune femme s’apprête à prendre congé », Napoléon ajoute :
— J’espère que nous nous verrons souvent, madame Junot. Mon intention est de former autour de moi une nombreuse famille, composée de mes généraux et de leurs jeunes femmes. Elles seront les amies de la mienne et d’Hortense, comme leurs maris sont mes amis. Cela vous convient-il ? Je vous avertis que vous aurez peut-être des mécomptes si vous croyez trouver ici tous vos beaux amis du faubourg Saint-Germain. Je ne les aime pas. Ils sont mes ennemis et me le prouvent bien, car ils me déchirent. Au surplus, dites-leur, puisque votre mère vit au milieu d’eux, dites-leur que je ne les crains pas. Je n’ai pas plus peur d’eux que des autres.
Veut-on encore le voir plus détendu ? Alors suivons de nouveau Mme Junot, à qui Joséphine « fait les cartes » pour savoir de quel sexe sera l’enfant que la future duchesse d’Abrantès va mettre au monde :
— Ce sera une fille, prédit-elle.
— Ou un garçon, lance le Premier consul qui entre à cet instant dans le salon et se moque toujours des cartes de sa femme. Il est certain que Mme Junot fera l’un ou l’autre. Et si j’étais de toi, Joséphine, je ne compromettrais pas ma réputation de sorcière par une prédiction décidée.
— Elle fera une fille, répète Joséphine. Eh bien, Bonaparte, veux-tu parier quelque chose avec moi ?
— Je ne parie jamais, répond le Premier consul. Si on est sûr de son fait, on est malhonnête homme, si la chose est douteuse, on est aussi fou que celui qui va perdre son argent au jeu.
— Parie des bonbons.
— Et toi, que me donneras-tu ?
— Je te broderai un tapis pour mettre sous tes pieds, dans ton bureau.
— Ah ! c’est parler, cela ! Voilà du moins qui servira à quelque chose. Eh bien, je parie que Mme Junot fera un garçon. Ah çà ! dit-il en regardant Laure, n’allez pas me faire perdre au moins.
Puis, se mettant à rire :
— Si vous faisiez un garçon et une fille, que deviendrait le pari ?
« Il y avait, dans le fait, lieu à croire que la chose pût arriver, car j’étais énorme, racontera la jeune femme.
— Eh bien, général, savez-vous ce qu’il faudra faire ? Me donner à moi les deux paris.
Cette idée de faire un garçon et une fille leur parut à tous si bouffonne, que le rire gagna jusqu’à moi-même. »
Laure eut seulement une fille dont Joséphine fut la marraine.
L’été, Bonaparte se rend chaque fin de décade au délicieux Malmaison, acheté par Joséphine pendant la campagne d’Égypte. Le ménage consulaire y vit, durant les « week-ends » du Consulat, en châtelains bourgeois recevant leurs amis.
Mais sa tâche de Premier consul demeure toujours pour lui à la première place. Dès cinq ou six heures du matin, il quitte sa chambre qui est également celle de Joséphine – elle y mourra un jour –, une chambre alors ornée d’une frise pompéienne où jouent des amours. II laisse Joséphine seule sous le vaste baldaquin du lit.
— Pour être heureux, affirme-t-il, le mariage exige un continuel échange de transpiration.
À Sainte-Hélène, il rappellera l’importance que la créole attachait au lit commun.
— Une femme qui veut exercer de l’influence sur son mari doit toujours coucher avec lui.
Il n’en abandonne pas moins un jour la chambre conjugale de Malmaison pour s’installer, à l’autre bout du château, juste au-dessus de sa bibliothèque, placée dans le pavillon d’angle, du côté du midi. Le décor de cette bibliothèque n’a pas changé. On peut croire que le Premier consul va venir s’installer derrière son vaste bureau. Quoiqu’il ait trouvé « que cette pièce ressemblait à une sacristie d’église, il a été forcé de reconnaître qu’il était difficile de faire mieux dans un local aussi peu convenable ». La cheminée des cuisines passe en effet par
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