Bonaparte
la pièce et, pour la dissimuler, l’ébéniste Jacob « a montré une intelligence rare ».
C’est là qu’il travaille avec son secrétaire. Les séances réunissant les consuls, les conseillers ou les ministres venus de Paris, se déroulent dans la pièce voisine toute tendue de coutil rayé bleu et blanc et décorée de trophées guerriers. Parfois il entraîne son visiteur vers le parc. Ils passent par le petit pont qui enjambe les douves – il lui arrive, l’été, de travailler sur ce pont protégé du vent par des toiles. Lorsqu’il marche à travers le parc, un peu courbé, les mains croisées derrière le dos, « il fait fréquemment un mouvement involontaire de l’épaule droite qu’il relève un peu, rapporte un témoin, et en même temps un mouvement de la bouche de gauche à droite. Si l’on n’a pas su que ces deux mouvements musculaires ne sont qu’un tic d’habitude, on pourrait les prendre pour des mouvements convulsifs. Il a l’habitude, quand il se promène avec quelqu’un qu’il traite familièrement, de passer son bras sous le sien, et de s’appuyer dessus. »
Et voici une image bien inattendue : « Quand il était de bonne humeur, que le temps était beau, nous raconte Laure d’Abrantès, et qu’il avait à sa disposition quelques minutes dérobées à ce travail constant qui le tuait alors, il jouait aux barres avec nous. Il trichait comme au reversi, par exemple. Il faisait tomber, il arrivait sur nous sans crier : barre ! Enfin c’étaient des tricheries qui provoquaient des rires de bienheureux. Dans ces occasions-ià, Napoléon mettait habit bas et courait comme un lièvre, ou plutôt comme la gazelle à laquelle il faisait manger tout le tabac de sa tabatière, en lui disant de courir sur nous, et la maudite bête nous déchirait nos robes et bien souvent les jambes. »
Lorsqu’il fait beau le dîner est servi dans le parc où la table est dressée devant le château sur la gauche de la pelouse, « et un peu en avant de l’allée droite ».
Rien ne peut remplacer les récits des témoins – tel celui tracé par Isabey le peintre de Joséphine, de Marie-Antoinette, et même un jour, lorsqu’il sera nonagénaire, de l’impératrice Eugénie. Il était parfois invité à Malmaison : « Je vois encore, comme si j’y assistais, un déjeuner champêtre qu’on nous servit sous les beaux ombrages du parc, une matinée de printemps. Un ton de badinage y régnait ; on projetait des jeux innocents à la mode dans le grand monde d’alors... Ce furent alors vraiment les jours brillants de la Malmaison que les Tuileries et Saint-Cloud n’avaient pas encore fait abandonner. Quel brouhaha sur la route ! quel flot de visiteurs s’entrechoquant du matin jusqu’au soir ! Dès dix heures du matin arrivaient les ministres ; à huit, les rapports des préfets ; après le déjeuner, les conseillers d’État puis les Consuls ; le soir, les ambassadeurs et la société particulière du Premier consul : Mmes Leclerc, Bacciochi, les généraux et colonels Lannes, Duroc, Junot, Bessières, Rapp, Lavalette. » Et presque toutes les femmes de Malmaison étaient jolies !
Quand il pleuvait, ou pendant l’hiver, on se tenait au salon. Parfois même, la jeune génération préparait une comédie ou se mettait à danser. Le salon lambrissé d’acajou – « encadrements en velours » – a reçu une décoration voulue par Bonaparte. On y voit peints par les citoyens Girodet et Gérard à droite de la cheminée Odin recevant dans le Walhalba les guerriers morts pour la patrie et, à gauche, Ossian évoquant les fantômes au son de la harpe sur les bords du Lora. Ossian, cher au coeur du Premier consul !
« On évitait, nous dit encore Isabey, de toucher aux questions politiques mais chacun s’appliquait à lire sur la figure du Premier consul si les choses marchaient à son gré. »
Un soir, les intimes se trouvent dans la salle de billard, quand arrive Lacuée, aide de camp, porteur de dépêches datées de Bruxelles. Il ne peut être reçu par Bonaparte enfermé avec Bourrienne. Le secrétaire sort enfin du cabinet et jette rapidement en passant :
— Garde-à-vous ! Le Premier consul n’est pas de bonne humeur...
— Qu’a-t-il ? Dites en grâce.
— Il vient d’apprendre la mort de Paul I er ...
On se met à table. Personne ne se soucie d’entamer la conversation. Il règne un silence embarrassant, Lacuée n’ose même pas manger et ne désire qu’une chose : se faire
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