Bonaparte
prisonnier cloué sur son rocher, il pourra dire :
— Ma gloire n’est pas d’avoir gagné quarante batailles... Ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon Code civil, ce sont les procès-verbaux du Conseil d’État.
XIX
LE SECOND PAS VERS LA ROYAUTE
La bonne politique est de faire croire aux peuples qu’ils sont libres.
N APOLÉON .
A VANT de le suivre dans sa marche vers le trône, regardons-le agir alors que l’ambition ne vient point conduire la plupart de ses pas. Voyons-le vivre près de ses amis – car il en eut, quoi qu’on en ait dit...
Un jour, selon son habitude, il se met à pincer affectueusement l’oreille de Junot... puis il tire également une mèche de la chevelure bouclée du futur duc d’Abrantès. L’ex-sergent la Tempête ne peut retenir un mouvement : il a été blessé autrefois à
cet endroit.
— Ah ! Je t’ai fait mal, s’écrie le Consul.
« Et, posant sa petite main sur la chevelure blonde de Junot – celui-ci le racontera à Laure – il le caressait comme s’il eût voulu apaiser la douleur d’un enfant. » Puis, il lui demande :
— Junot, te rappelles-tu un jour au palais Serbelloni, à Milan, tu venais d’être blessé là à cette place ? Je tirai tes cheveux et ma main revint à moi pleine de ton sang ? Oui, j’avoue qu’en ce moment je sentis qu’il était en nous une faiblesse inhérente à notre humaine nature et que les femmes possèdent d’une manière plus développée et plus exquise... J’ai compris ce jour-là qu’on pouvait s’évanouir. Je n’ai pas oublié cette époque, mon ami. Je l’ai mise en bon lieu pour le souvenir et, le nom de Junot, depuis ce temps-là, ne s’unira jamais dans ma pensée avec une apparence même de perfidie. Ta tête est vive, trop vive, mais tu es un loyal et brave garçon, toi, Lannes, Marmont, Duroc, Berthier, Bessières....
À chaque nom, il prend une prise de tabac et arpente la pièce.
— Mon fils Eugène... Oui, voilà des coeurs qui m’aiment. Je puis compter sur eux. Lemarois ? Voilà encore un fidèle, celui-là. Et ce pauvre Rapp, il n’y a pas longtemps qu’il est auprès de moi, et pourtant il m’aime au point de me brusquer. Il me gronde quelquefois.
Et il sourit de ce sourire sérieux, remarque un témoin, « un sourire d’une infinie douceur », qui rachète tant de choses. Il semble alors un autre homme.
Junot épouse la petite Laure Permon, celle-là même qui – « petite pensionnaire » – s’est moquée autrefois du « chat botté ». Bonaparte a demandé à voir la nouvelle Mme Junot : « J’arrivai donc aux Tuileries fort agitée, racontera-t-elle ; la porte battante de l’appartement de Mme Bonaparte s’ouvrit et quelqu’un descendit rapidement. M. de Beauharnais me donna la main et nous entrâmes enfin dans ce grand salon meublé de jaune. La pièce était seulement éclairée par deux faisceaux de bougies placés sur la cheminée et entourés d’une gaze pour adoucir la lumière. » De chaque côté de celle-ci, sont assises Mme Bonaparte, à la place qu’elle occupe alors « comme maîtresse de maison bourgeoise », et sa fille, l’aimable et douce Hortense. Quant au Premier consul, debout devant la cheminée, les mains derrière le dos, se dandinant à son habitude, il dévisage la nouvelle arrivée. « Ses yeux étaient braqués sur moi, et je les aperçus inspectant chacun de mes mouvements avec une attention scrupuleuse qui ne contribua pas à me rassurer... »
Fort heureusement, Joséphine, abandonnant son métier à tapisserie, s’est levée et est venue au-devant de la jeune femme. Pour la mettre à l’aise elle lui prend les mains, l’embrasse, l’assure que Laure pourra compter sur son amitié :
— Je suis depuis trop longtemps l’amie de Junot, lui promet-elle, pour que sa femme ne trouve pas en moi les mêmes sentiments, surtout lorsqu’elle est comme celle qu’il a choisie.
— Oh ! oh ! Joséphine, interrompt Bonaparte, comme tu vas vite en besogne ! Et sais-tu si ce petit lutin-là vaut assez pour qu’on l’aime ? Eh bien, mam’selle Loulou – vous voyez que je n’oublie pas le nom de mes anciennes amies – est-ce que vous n’avez pas une bonne parole pour moi ?
— Général, répond modestement Laure Junot en baissant les yeux, ce n’est pas à moi à parler la première...
« Le froncement de sourcils, continue-t-elle, aurait été imperceptible pour tout autre que pour moi, mais depuis longtemps
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