Bonaparte
oublier. Ce qu’il redoute cependant, ne tarde pas à se produire.
— À propos Lacuée, lui dit le consul en l’interpellant, vous arrivez de Bruxelles.
— Oui, général.
— Combien y a-t-il de... jolies femmes ?
— Trois cent soixante-cinq, répond hardiment l’intrépide aide de camp, heureux du tour que prend l’interrogatoire.
Cet incident détend un peu les nerfs des convives, mais le Consul pense toujours à l’assassinat du tsar, il redevient soucieux et méditatif. Un peu plus tard, Isabey parle à Mme de Narichkine de l’étrange effet produit sur Bonaparte par la mort de Paul I er :
— N’en soyez pas surpris, lui explique-t-elle, il savait que son buste était au palais de l’Ermitage, et que chaque fois que l’empereur Paul passait devant il ôtait son chapeau, répétant : « Saluons le plus grand général des temps modernes ! »
À Malmaison, il semble avoir été troublé par la petite Laure Junot dont le mari a dû demeurer à Paris. Joséphine est, elle aussi, absente... « Un matin, écrit Laure, je dormais profondément. Tout à coup je suis réveillée par un coup très violent frappé près de moi, et tout aussitôt j’aperçois le Premier consul près de mon lit ! Je crus rêver et me frottai les yeux. Il se mit à rire :
— C’est bien moi, dit-il. Pourquoi cet air étonné ?
« Une minute avait suffi pour m’éveiller entièrement. Pour réponse, j’étendis en souriant la main vers la fenêtre que la grande chaleur m’avait forcée de laisser ouverte. Le ciel était encore de ce bleu vif qui suit la première heure de l’aube. On voyait au vert sombre des arbres que le soleil était à peine levé. Je pris ma montre, il n’était pas cinq heures. »
— Vraiment, dit-il quand la jeune femme la lui tend, il n’est que cette heure-là ? Eh bien, tant mieux, nous allons causer.
Bonaparte s’est installé dans un fauteuil au pied du lit de Laure. Il tient à la main « un énorme paquet de lettres » sur lesquelles on peut lire : Au Premier consul ; à lui-même ; à lui seul en personne. « Formules de secret et de sûreté pour le solliciteur » qui les employait « avec succès », nous dit encore Mme Junot, Bonaparte, en effet, se faisant un devoir d’ouvrir lui-même les lettres dont l’adresse était ainsi libellée. Cependant Laure s’étonne de voir le Premier consul s’occuper d’une pareille besogne. Ne pourrait-il s’en remettre à une personne de confiance ?
— Plus tard, peut-être, lui explique Bonaparte. Maintenant, c’est impossible. Je dois répondre à tous. Ce n’est pas au commencement du retour de l’ordre que je puis ignorer un besoin, une réclamation.
— Mais, remarque Laure, en montrant un pli à l’écriture assez maladroite, cette lettre ne contient peut-être qu’une question qui pourrait vous être soumise par l’intermédiaire d’un secrétaire ?
— Eh bien, cette lettre elle-même est une preuve que je fais bien de voir par moi-même. Tenez : lisez-la.
Il s’agit d’une demande de secours d’une veuve de soldat, dépourvue de moyens d’existence, et dont le fils a été tué durant la campagne d’Égypte. Elle a déjà envoyé plus de dix lettres au ministre de la Guerre et au Premier consul, « ainsi qu’à monsieur son secrétaire, et jamais de réponse ».
— Vous voyez donc bien, reprend Napoléon, qu’il est nécessaire que je voie moi-même tout ce qu’on m’écrit en me le recommandant spécialement ?
« Et il se leva pour aller prendre une plume sur une table ; il fit une sorte de signe, convenu probablement entre Bourrienne et lui, sur la lettre de cette mère et veuve de soldats, et revint s’asseoir comme s’il eût été dans son cabinet. Je crois, Dieu me pardonne, ajoute la future duchesse d’Abrantès, qu’il pensait y être, en effet... »
— Ah çà ! voici une attrape, s’exclame-t-il en retirant du paquet trois ou quatre enveloppes à l’écriture élégante et qui sentent « l’essence de rose à n’y pas résister ». Après avoir lu la première lettre, Bonaparte éclate de rire :
— C’est une déclaration, dit-il à Laure, non pas de guerre, mais d’amour. C’est une belle dame qui m’aime, dit-elle, depuis le jour où elle me vit présenter le traité de paix de Campo-Formio au Directoire. Et si je veux la voir, je n’ai qu’à donner des ordres au factionnaire de la grille du côté de Bougival, pour qu’il laisse passer une femme vêtue de blanc, qui
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